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arrivée, Grant renvoya sa femme en lui disant : « Notre ami nous a fait manquer notre prière, il faudra demain nous y prendre de meilleure heure. » Le soir, après le dîner, toute la famille se réunissait autour du fauteuil du malade : une couple d’heures s’écoulaient en conversations; puis tout le monde s’agenouillait, quelqu’un lisait les prières du soir, et Grant s’efforçait de répondre, à la fin de chaque prière, par un Amen presque inarticulé. On se retirait, et alors commençaient pour lui les tortures et les rêveries d’une nuit sans sommeil ; mais ni son courage ni sa foi ne fléchissaient. Le lendemain d’une crise qui avait paru devoir être la dernière, puisqu’on avait appelé toute la famille autour du lit du malade, le docteur Newman lui demanda : « Quelle est la pensée suprême qui ait traversé votre esprit quand l’éternité a semblé si proche? » Il répondit : « La consolation d’avoir fait en conscience tout mon possible pour mener une vie bonne et honorable. »

Les détails qui transpiraient dans le public sur ce long martyre, sur le courage stoïque avec lequel le vieux soldat supportait d’atroces souffrances, sur l’affabilité avec laquelle il accueillait les visiteurs qu’on lui permettait de recevoir, sur le dévoûment et les soins délicats dont il était entouré par les siens, sur les scènes touchantes qui se passaient dans cet intérieur patriarcal et que les médecins racontaient, les larmes aux yeux, finirent par remuer profondément la nation entière. Il n’était plus question que de la santé de Grant; deux et trois bulletins par jour ne suffisaient pas à l’anxiété publique. D’innombrables visiteurs venaient incessamment demander des nouvelles ou laisser des témoignages de leur sympathie. Bientôt il n’y eut plus ni une église catholique, ni une chapelle protestante, ni une synagogue, ni une école où l’on ne récitât tous les jours une prière pour le rétablissement de l’illustre malade. Celui-ci fut extrêmement touché de ces manifestations, et il ne savait comment exprimer sa reconnaissance aux membres des différens clergés. Il n’était pas moins sensible aux adresses et aux marques de sympathie que lui accordaient les états du Sud. « Si ma mort, disait-il, pouvait faire tomber dans l’oubli tout le passé et cimenter l’union du peuple, elle vaudrait mille vies. » Plein de cette pensée, il abandonna le projet, qui lui avait souri, de dédier son livre à sa femme ; il résolut de le dédier aux soldats des armées du Nord et du Sud, dans l’espérance que cette dédicace posthume demeurerait comme un appel à la concorde.

Dans les derniers jours de mars, il fut pris d’étouffemens tels qu’on crut le dernier moment arrivé : cette crise se termina, au contraire, par des vomissemens abondans qui soulagèrent le malade. Les douleurs diminuèrent d’intensité ; il put prendre un peu plus de nourriture et sembla recouvrer quelque force. A quelques jours