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lui promettant monts et merveilles, et à force d’obsessions il avait eu gain de cause. Ce que l’habile faiseur avait prévu était arrivé : une foule de gens avaient voulu avoir des actions de la maison Grant et Ward, de plus nombreux encore y avaient déposé leurs fonds ; l’argent avait afflué. Ward, au lieu de faire le commerce de banque, s’était lancé dans de folles spéculations : il fit des pertes énormes, et le fait devient si notoire, au printemps de 1884, que les amis de Grant crurent devoir l’avertir de l’imminence d’une catastrophe. Grant ignorait tout, il avait eu le tort de n’exercer aucune surveillance sur les affaires de la banque, et il relevait de maladie ; il fit appeler Ward, qui confessa que la maison avait fait de grandes pertes et qu’il était fort embarrassé. La douleur de Grant fut si grande qu’elle émut tous ses amis : un d’eux, M. William Vanderbilt, le roi des chemins de fer américains, vint le trouver et lui demanda quelle somme il faudrait pour sauver la maison. Grant parla d’une somme de 150,000 dollars comme suffisante : M. Vanderbilt lui signa incontinent un chèque de cette importance. Mais Ward n’avait pas dit toute la vérité à son malheureux associé ; les 150,000 dollars étaient loin de combler le déficit ; le 6 mai 1884, la faillite de la maison Grant et Ward fut prononcée et Grant se trouva complètement ruiné. L’examen des livres eut pour conséquence des poursuites contre un des principaux employés de la maison, qui fut convaincu de détournemens et condamné à plusieurs années de prison, et pour comble de disgrâce, les débats du procès démontrèrent à Grant qu’il n’avait jamais été qu’un jouet entre les mains de Ward, qui s’était servi de sa popularité et de sa bonne renommée pour multiplier le nombre de ses dupes, et qu’il avait été ainsi l’instrument inconscient de la ruine d’une foule de pauvres gens. Ce qui lui était surtout pénible, c’était la pensée d’avoir fait perdre une somme considérable en acceptant de William Vanderbilt, quelques jours à peine avant la déclaration de faillite, un secours dont il aurait dû connaître l’inutilité. Il voulut absolument désintéresser son ami, dans la mesure de ses faibles ressources, et il lui fit abandon de tous les souvenirs et de tous les trophées de sa glorieuse carrière, des épées d’honneur qui lui avaient été offertes, des médailles d’or qui lui avaient été votées par le congrès et par les législatures d’états, de tous les objets d’art qu’il devait à la reconnaissance et à l’admiration de ses concitoyens, de tous les souvenirs et de tous les présens qu’il avait rapportés de son voyage autour du monde. Vaincu par l’énergique insistance de Grant, qui regardait ce douloureux sacrifice comme un devoir d’honneur, Vanderbilt accepta ces précieuses reliques, mais aussitôt, par un acte en règle, au lieu d’en prendre possession, il en constitua Grant le dépositaire et le gardien pendant le reste