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de Russie. Il est même permis de supposer que, soit pour se rendre agréable au premier consul, soit pour se faire pardonner l’hospitalité qu’à la demande de sa femme, il n’osait refuser au comte de Lille, le roi de Prusse avait pris envers le gouvernement français l’engagement de s’employer pour arracher à Louis XVIII la renonciation à ses droits. Au commencement de l’année 1803, le président de la régence de Varsovie, Meyer, fut chargé par M. d’Haugwiz de démontrer au prince français l’utilité de cette renonciation. Mais ses démarches échouèrent. Louis XVIII le prit de très haut, se plaignit de la sollicitation dont il était l’objet, et en guise de procès-verbal destiné à en perpétuer le souvenir, rédigea une protestation qui fut adressée à toutes les cours et aux princes de sa famille. « Je ne confonds pas Buonaparte avec quelques-uns de ceux qui l’ont précédé, était-il dit dans ce document ; j’estime sa valeur, ses talens militaires ; je lui sais gré de quelques actes d’administration, car le bien qu’on fera à mon peuple me sera toujours cher. Mais il se trompe s’il croit m’engager à transiger sur mes droits. Loin de là, lui-même les établirait, s’ils pouvaient être litigieux, par la démarche qu’il fait en ce moment. J’ignore les desseins de Dieu sur ma race et sur moi, mais je connais les obligations qu’il m’a imposées par le rang où il m’a fait naître. Chrétien, je remplirai ces obligations jusqu’à mon dernier soupir. Descendant de saint Louis, je saurai à son exemple me respecter moi-même jusque dans les fers. Successeur de François Ier, je veux au moins pouvoir dire avec lui : « Nous avons tout perdu, fors l’honneur. »

Ce fut le dernier mot de l’étrange négociation que nous venons de raconter. La Prusse ne persista pas à arracher à Louis XVIII une abdication déshonorante, et les efforts de l’empereur Alexandre pour décider les cours à contribuer à l’entretien du comte de Lille restèrent sans effet. Quant à ce prince, à la suite de sa protestation, redoutant d’être expulsé de Varsovie, il s’occupa de chercher un autre asile. A la vérité, la Russie lui demeurait ouverte. Mais la Courlande est loin de la France. Il lui répugnait d’aller de nouveau s’ensevelir à une si grande distance des frontières de son pays. Il s’adressa au roi de Suède, Gustave IV, et lui demanda un asile dans le duché de Poméranie : «Ce n’est point le roi de France qui fait cette demande à Votre Majesté ; c’est le comte de Lille qui la supplie de le recueillir dans ce nouveau naufrage avec sa famille et un petit nombre d’amis. La générosité de Votre Majesté m’est trop connue pour que j’aie besoin d’invoquer aucun titre auprès d’elle. Mais j’en possède un trop cher à mon cœur pour ne pas l’invoquer : Gustave III fut mon ami. »

Le jeune roi de Suède était généreux comme son père ; comme lui, il ne professait qu’horreur pour la révolution française ; comme