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la dernière heure que parce qu’il s’est trouvé brusquement placé dans l’alternative de céder au sentiment populaire ou d’être emporté. Toujours est-il qu’une fois le premier acte accompli et le branle donné, tout a suivi sur les deux versans des Balkans. Les esprits se sont exaltés ; on s’est mis à rassembler des forces, à mobiliser les réserves, à faire appel aux volontaires pour défendre la « sainte union, » sans calculer les dangers qu’on se créait et qu’on créait à tout le monde par ce bouleversement soudain de toute une situation.

L’inconvénient de ces mouvemens orientaux est toujours, en effet, de remettre d’un seul coup en doute tout ce qui existe, de susciter toutes les passions, toutes les ambitions de race sur ce vieux théâtre des rivalités religieuses ou nationales, et de créer en même temps pour l’Europe d’inextricables difficultés. Les Bulgares veulent être libres, unis, sans respecter même les traités qui leur ont créé une condition meilleure ; soit ! Mais aussitôt la question s’étend et se complique de tous les antagonismes. Les Bulgares ne sont pas seuls dans ces régions du Danube et de la péninsule des Balkans ; ils ne sont même pas sûrs de trouver partout des amis ou des alliés parmi les populations orientales. Ils ont auprès d’eux la Macédoine, qui entre en fermentation. Les Serbes, à leur tour, s’agitent, leur jeune roi en tête. Ils se hâtent de mettre leur armée sur le pied de guerre, prêts à courir aux frontières pour se jeter sur quelque territoire ; à la grande Bulgarie ils opposent la grande Serbie, qui a ses droits traditionnels et historiques. Les Grecs, pour leur part, ne sont pas moins émus et sentent se réveiller leurs prétentions sur les provinces turques ; ils demandent à leur roi, à leur gouvernement de les conduire à la conquête. Grecs et Serbes prétendent que, si on touche au traité de Berlin au profit de la Bulgarie, ils n’ont plus à respecter ce traité pour leur compte, ils ont droit, eux aussi, à s’étendre et à s’agrandir. La Roumanie, le Monténégro, peuvent avoir la même ambition. De sorte que cette délivrance, cette unification de la Bulgarie par une subversion de l’ordre diplomatique commence tout simplement par déchaîner les plus ardentes passions et risque de livrer l’Orient à toutes les compétitions renaissantes. Voilà, certes, un merveilleux effet de cette révolution de Phiiippopoli.

D’un autre côté, une question qui n’est ni moins grave ni moins délicate s’élève aussitôt, celle de savoir ce que va faire la Turquie en face d’une violation manifeste de ses droits de souveraineté, ce que fera aussi l’Europe pour maintenir l’autorité de l’œuvre diplomatique qui est restée placée sous sa garantie. Qu’aurait-on pu dire sérieusement aux Turcs si, dès le premier moment, ils étaient entrés à main armée dans la Boumélie, s’ils étaient allés rétablir l’autorité du sultan à Philippopoli ? Ils l’auraient pu, cela n’est pas douteux, ils le pourraient encore, le traité de Berlin leur en donne le droit. Ils ne l’ont