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croire, et même j’en suis sûr, puisque nos fabliaux, nos vaudevilles, ont fait le tour du monde, mais, tandis que partout ailleurs on se cache d’être égrillard, peut-être sommes-nous les seuls qui s’en fassent un titre de gloire. Les uns s’enorgueillissent, — à tort ou à raison, ce n’est pas là le point, — d’être plus « vertueux » que nous, et nous accordons volontiers à d’autres cette louange d’être plus artistes ; « il nous suffit d’être plus « amusans, » et nous sommes heureux ou même fiers de nous entendre reprocher notre immoralité. C’est le véritable esprit gaulois.

Suivons-le donc, en ce cas, jusqu’au bout, et, conséquens avec nous-mêmes, puisque nous nous retrouvons dans le vaudeville et dans l’opérette, n’affectons pas de nous méconnaître dans la chanson de café-concert. Elle est nôtre, entièrement nôtre, et nous ne pouvons la renier qu’en nous reniant nous-mêmes. Il y a là d’ailleurs une question d’orgueil national, et, comme on n’a pas craint d’accuser les délicats qui ne goûtaient pas assez l’esprit de nos vieux fabliaux de manquer au patriotisme, on en peut accuser les dégoûtés qui ne se plairaient pas à la chanson de café-concert. Depuis un demi-siècle, en effet, rien n’a peut-être contribué davantage que la chanson de café-concert à propager, étendre et affermir la gloire du nom français. En tout le reste nous avons perdu, s’il en faut croire nos ennemis, ou du moins en beaucoup de choses, mais, de leur aveu même, dans l’art de tourner le couplet, et de le soutenir d’une musique « analogue, » nous sommes demeurés, nous demeurons toujours inimitables.


Il n’a pas de parapluie,
Ça va bien quand il fait beau;
Mais quand il tomb’ de la pluie,
Il est trempé jusqu’aux os.


Voilà qui ne peut naître et ne naît qu’à Paris, musique et paroles, et toute l’Europe en convient. On fait ailleurs des oratorios, des symphonies, des opéras, que sais-je encore? et des odes, et des dithyrambes : mais on ne fait qu’en France des chansons de café-concert, et c’est de l’avenue des Ternes ou de la rue de Rambuteau qu’elles s’élancent à la conquête du monde. Et nous ne sommes pas, sans doute, originaux en tant de choses et de tant de manières que, si l’on veut bien nous reconnaître dans la chansonnette comique, dans la « scie » et dans la « rengaine, » une originalité marquée, nous en fassions les dégoûtés, — sous ce prétexte vain qu’il y aurait des genres, à ce que disent quelques pédans, et une hiérarchie de ces genres entre eux?


F. BRUNETIERE.