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lendemains de victoire populaire. Si j’en ai parlé, c’est donc surtout pour être complet, ou tâcher de l’être ; c’est aussi, comme je l’ai dit, pour bien montrer que la chanson populaire était toujours parmi nous ce que Béranger l’avait faite. Comme d’ailleurs, dans l’œuvre de Béranger, c’est la chanson grivoise qui domine, à tel point que dans ses chansons politiques elles-mêmes, il ne peut ordinairement se tenir de glisser un couplet libertin, c’est la chansonnette comique aussi qui se chante surtout dans nos cafés-concerts, elle qui fait les délices des habitués de l’Alcazar et de l’Eldorado, elle dont les enfans mêmes s’époumonnent à chanter les refrains dans les rues, et elle enfin à qui l’on en a quand on se met en frais d’éloquence pour flétrir « la corruption des mœurs » et la « dépravation du goût » dont Papa joue de la flûte, ou Trois sous d’arlequin sont, à ce qu’il paraît, d’éclatans témoignages. C’est un thème, comme on sait, que traitent volontiers les « chroniqueurs parisiens, » défenseurs intermittens des bonnes lettres et de la saine morale, quand ils n’ont pas à commenter quelque récent scandale ; et ils ne s’en tirent pas plus mal, je le reconnais, qu’ils ne feraient, s’ils le voulaient aussi bien, de l’apologie du genre. De même encore, les critiques dramatiques, lorsqu’ils viennent à la rescousse. Quand la Revue des Variétés n’a pas eu le succès que l’on attendait ; quand le Palais-Royal, selon le terme consacré, tient la déveine et ne fait pas d’argent ; ou encore quand le directeur du théâtre de Tulle ou de Fontenay-le-Comte en est réduit à quitter la partie et déposer son bilan, c’est aux cafés-concerts qu’ils s’en prennent, et non pas sans doute à la chanson patriotique ou sentimentale, mais à la chansonnette. La chanson a vaincu le drame ; on se presse aux portes de l’Eldorado pour y entendre M. Paulus « dans son répertoire ; » et la salle même du Théâtre-Français se viderait si l’on reprenait l’Agamemnon de M. de Bornier I

Je prends ma part de ce deuil ; mais, chroniqueurs parisiens et critiques dramatiques, je leur voudrais plus de sang-froid et d’impartialité. Il n’est pas un journal « du matin, » depuis le Figaro jusqu’à l’Intransigeant, qui ne croie devoir quotidiennement régaler son lecteur de quelques nouvelles à la main sur les maris trompés, les belles-mères, les fausses ingénues et autres marionnettes de la chansonnette. Comment ce qui est spirituel le matin, en première page du journal, devient-il donc « inepte » vers le soir, entre neuf et dix heures ? Est-ce un effet de la musique peut-être ? ou en est-ce un de la poésie ? À leur tour, si nos opérettes, si Lili, si le Grand Casimir, si la Femme à Papa sont de si réjouissantes inventions ou des bouffonneries d’un si rare et si délicat atticisme, que peut-on bien trouver de si vulgaire et de si plat dans les chansons de café-concert ? La chanson est moins longue, et voilà toute la différence ; mais, puisque l’opérette va chercher ses « étoiles » à l’Eldorado, n’est-ce pas une preuve assez claire qu’elle y