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Bismarck n’est point infaillible, qu’il s’est attiré une fâcheuse querelle avec l’Espagne, contre son attente et contre son dessein. Rien en soi n’est plus naturel ni plus légitime que cette politique coloniale où il s’est jeté à corps perdu, avec l’impétuosité de son puissant esprit et de son humeur toujours violente. L’Allemagne a produit quelques-uns des voyageurs les plus étonnans et des plus hardis explorateurs de ce siècle. Elle a le goût de l’émigration et des entreprises lointaines, et ses colons se distinguent entre tous par leur facilité à s’adapter aux milieux les plus divers et à tous les genres de vie. Elle a le génie commercial, et M. de Bismarck a pu dire avec raison : « Qui s’étonnerait de voir que l’aristocratie marchande de Hambourg désire étendre sous le protectorat de l’aigle impériale allemande ses tentacules et ses pinces vers ces pays d’outre-mer, dans lesquels autrefois elle essayait timidement de se glisser, le chapeau à la main, mendiant son pain chez l’étranger? » En ce qui concerne les Carolines, on ne peut nier que ce ne soient des maisons allemandes qui y tiennent le premier rang, et il faut considérer aussi que les gouverneurs espagnols se sont acquis aux îles Mariannes et ailleurs une fâcheuse réputation. Ils passent pour avoir la main lourde et rapace. Les commerçans allemands redoutent les gouverneurs espagnols et ne se croient pas obligés de les enrichir ; ceux des îles Carolines sont excusables d’avoir voulu faire leur pot à part.

Mais les formes, auxquelles Brid’oison avait raison de tenir, n’ont pas été observées. M. de Bismarck a été fort brusque dans son procédé, il a montré peu d’égards à un gouvernement qui lui avait témoigné une extrême déférence et le vif désir de lui être agréable, qu’il s’agît de droits de douanes sur les seigles ou d’autre chose. Le chancelier disait un jour « qu’il y a des gens à qui les pigeons tombent tout rôtis dans la bouche et qui, avant de les avaler, tiennent à s’assurer qu’ils sont à point, que cette méthode contemplative et expectante est la meilleure de toutes pour les faire s’envoler. » La précipitation a aussi ses inconvéniens, et l’Espagne, blessée dans sa fierté, a trouvé qu’on en prenait bien à son aise avec elle. Comme un vieux gentilhomme à demi ruiné, qui voit un parvenu envahir son héritage, elle n’a pas voulu aller devant le juge, elle a porté la main sur la garde de son épée et ses cris de colère ont rempli l’Europe.

Ce grand éclata causé une pénible surprise aux Allemands. Ils n’avaient consenti à s’intéresser à la politique coloniale de leur chancelier que sous bénéfice d’inventaire et sur l’assurance formelle qu’on leur avait donnée quelle entraînerait peu de dépense et ne produirait aucune complication, que tout se ferait dans les prix doux et que tout se passerait en douceur. M. Richter et M. Windthorst avaient exprimé des doutes, des appréhensions à ce sujet, M. de Bismarck s’était moqué de leurs