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je ne sais si l’aubaine inespérée des milliards n’a pas eu déjà sur lui une action desséchante. Mais Loki est venu, c’est-à-dire le vieil ennemi héréditaire allemand, l’esprit de discorde, qui, trouve son aliment dans les différences dynastiques ou confessionnelles, dans les jalousies de races, et surtout dans les luîtes des partis. Oui, l’esprit de parti nous envahit de toutes parts. C’est lui qui abusant l’électeur Hoedur, lequel est incapable de juger de la portée des choses, l’induit à tuer sa patrie, et c’est lui que j’accuse devant Dieu et devant l’histoire si toute l’œuvre splendide de notre nation s’en va dépérissant et si elle est gâtée par la plume après avoir été créée par l’épée. »

De quoi s’agissait-il cependant ? D’un projet de loi concernant les communications postales avec les pays d’outre-mer. Le gouvernement impérial proposait de subventionner cinq lignes jusqu’à concurrence de 5,400,000 marcs par an. Les progressistes acceptaient les lignes d’Asie et d’Afrique, mais rejetaient celle d’Australie. Était-ce un si grand forfait que, pour en signaler toute l’horreur, il fallût évoquer les plus sinistres figures de la mythologie d’Odin? Nous nous rappelons que, dans le temps, le comte Arnim accusait M. de Bismarck de tonner quelquefois sur le persil et de faire beaucoup de bruit pour peu de chose. Il remarquait à ce propos qu’on éprouve toujours quelque surprise quand on voit un éléphant se servir également de sa lourde et puissante trompe pour soulever des quintaux et pour ramasser à terre une aiguille.

Le perfide Loki réussira-t-il une fois encore à séduire le crédule Hoedur? Nous le saurons au mois de novembre. Mais assurément il ne négligera rien pour lui persuader que la politique douanière et fiscale de M. de Bismarck consiste à charger ceux qui ne possèdent pas en faveur de ceux qui possèdent; il insinuera méchamment que, si l’eau-de-vie est épargnée, c’est qu’il y a à Varzin un prince très puissant qui a des distilleries sur ses terres ; il s’appliquera surtout à démontrer qu’élever le droit sur les grains étrangers, c’est imposer le pain, et qu’un impôt sur le pain est un impôt sur le sang. Le système économique de M. de Bismarck ne plaît pas à tout le monde. Selon lui, quand le paysan a de l’argent, tout le monde en a. Or tout paysan est vendeur de grains; quand le grain est cher, il fait des bénéfices; quand il n’en fait pas, il se contente de son vieil habit et de ses vieilles galoches; quand, au contraire, il a de l’argent de reste, c’est son tailleur et son cordonnier qui en profitent, d’où il résulte que de sa capacité d’achat dépend le sort de tous les métiers et de toutes les industries.

M. de Bismarck est fermement convaincu, depuis quelque temps du moins, que les bas prix ne font pas le bonheur, que le bon marché est un faux bien et qu’on ne saurait trop se défier des faux bonheurs.