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avec ces mêmes hommes instruits à l’européenne que nous dispersons des forces décuples et que nous prenons en un jour des tatas que les indigènes mettent trois mois à assiéger.

Quel est le résultat de tant d’efforts ? On se tromperait si l’on voyait dans le Sénégal une possession homogène, comme le Tell algérien, sur tous les points de laquelle le pouvoir de la métropole s’exercerait avec une égale autorité. Cette unité n’existe pas au Sénégal. A part le Oualo, le Dimar, le Toro, le Damga, qu’on peut considérer comme annexés, le Sénégal est une collection d’états rattachés à la colonie de Saint-Louis par des traités particuliers. Pour ces états, nous sommes non des maîtres, mais des suzerains. Cela reproduit assez bien l’aspect que pouvait avoir la France au XIe siècle.

Les traités signés avec les chefs indigènes comportent en général pour ceux-ci : la reconnaissance du protectorat, l’engagement de ne laisser s’établir dans le pays que des sujets français, de souffrir la construction des routes, chemins de fer, lignes télégraphiques, postes militaires, de s’opposer par la force aux incursions des bandes armées et aux tentatives des prêcheurs de guerre sainte, de protéger les caravanes paisibles, de ne plus vendre les hommes libres de leur pays. En échange, nous leur garantissons des avantages, comme la perception de certains droits sur les marchandises qui passent la ligne de leurs frontières. Il en résulte que le Sénégal, comme la France d’autrefois, présente encore des douanes intérieures, et que des usages du moyen âge, traites, péages, coutumes, régularisés par nous, y sont encore en vigueur.

Dans l’intérieur de ces états, on retrouve également des formes et des appellations qui font souvenir de la vieille Europe. En général, c’est une sorte de monarchie fédérative qui est le type des constitutions. Le roi du Cayor s’appelle le damel : il est élu, mais l’élu est toujours choisi dans une certaine famille. De même pour les autres pays, avec cette différence que le chef élu porte, dans le Toro, le titre de lam, dans le Sine et le Djolof celui de bour, dans le Boundou, le Fouta sénégalais, le Fouta-Djalon, celui d’almamy (forme sénégalaise de l’arabe al-moumenin), c’est-à-dire commandeur des croyans. Les damel, lam, bours, almamys, sont élus par les chefs des villages de la circonscription ; ils ont leurs princes-électeurs comme l’ancien empereur d’Allemagne.

Notre conquête a saisi ces peuples au beau milieu d’une curieuse évolution sociale. C’est l’anarchie primitive, avec l’esclavage et le régime des castes, qui cherche à s’organiser et à se constituer en états réguliers. Nous aidons à cette constitution, nous hâtons cette évolution. Nos traités, en donnant une place d’honneur, parmi tous