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contradictoires. D’un côté, nous avons pour tout ce qui s’y fait une grande tolérance morale, de l’autre, nous trouvons légitime que, sans cesser de vivre à leur manière, les comédiens prétendent à tous les avantages sociaux, à toutes les distinctions réservées pendant longtemps aux vertus bourgeoises et aux professions classées. Le moyen d’échapper à cette contradiction serait peut-être de considérer que bohème et théâtre ne sont pas plus forcément synonymes que théâtre et vertu, mais que, si théâtre et vertu sont difficiles à concilier, ceux qui les concilient ont beaucoup de mérite, qu’il faut leur en tenir grand compte et qu’il n’y a rien à leur refuser. La Grange est assurément, de tous les comédiens, celui dont l’exemple a le plus fait pour acheminer l’opinion vers un revirement d’autant plus complet qu’il tombe quelquefois dans l’excès, mais d’autant plus légitime qu’il n’est au fond que l’exagération d’une idée juste. Molière a paré la profession dramatique de l’auréole du génie ; La Grange y a joint le doux reflet d’un beau talent et d’un beau caractère. A eux deux ils forment un groupe qui symbolise cette Comédie-Française fondée par l’un, sauvée par l’autre, et dont nous sommes justement fiers, car elle honore toujours l’esprit français et elle est une des rares institutions de la vieille France qui restent debout, au milieu de tant de ruines, victorieuses des hommes et du temps.

Si Molière est bien mort, s’il n’a plus paru après lui de comédiens écrivant des chefs-d’œuvre comparables aux siens, on peut dire, en revanche, que l’esprit de La Grange et beaucoup de ses qualités vivent toujours dans la maison de Molière. D’abord, la plupart de ses successeurs aiment comme lui leur théâtre; plusieurs n’ont jamais voulu le quitter et, préférant la gloire à l’argent, lui ont sacrifié de gros avantages ; tous en parlent avec respect, ont conscience du prestige qu’ils en reçoivent, et ceux qui le quittent se font honneur de lui avoir appartenu. Il en est même que l’on pourrait nommer et qui ont imité ou imitent encore La Grange soit par leur courage aux heures difficiles et leur dévouement au salut de « la Compagnie, » soit par la nature de leur talent, leur manière d’être, toutes leurs habitudes. On a publié le registre de La Grange ; on a publié aussi certain journal d’un sociétaire de la Comédie-Française qui a traversé, en portant la fortune de la maison, des jours plus difficiles encore que ceux qui suivirent l’expulsion du Palais-Royal. La Grange, chassé par Lulli, abandonné par Louis XIV et par ses camarades, ne désespérait pas du théâtre de Molière et, en lui trouvant une scène et des acteurs, lui rendait la protection royale ; son émule contribuait à sauver contre la guerre civile et l’incendie le théâtre, ses archives, ses richesses d’art, puis il allait à l’étranger lui gagner de quoi remplir ses engagemens en attendant