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Racine, de Regnard et de Marivaux, et on ne sait pas davantage comment ils se sont perdus.

La Grange ne survécut que dix ans à l’édition de 1682, quatre à l’établissement de la Comédie-Française dans la rue des Fossés-Saint-Germain. Les circonstances de sa mort, survenue le 1er mars 1692, sont restées obscures, pour ne pas dire mystérieuses. Il ne fit pas de maladie, car, pendant le mois de février précédent, il avait joué dix-huit fois. Fut-il frappé de mort subite ? mit-il lui-même fin à sa vie ? Les deux hypothèses sont également admissibles. Bien qu’il ait reçu la sépulture ecclésiastique, en plein jour, à midi, dans le cimetière de l’église Saint-André-des-Arcs, il semble que l’autorité ecclésiastique souleva d’abord quelques difficultés. Le Mercure prit la peine de démentir cette opposition. L’aurait-il fait si le bruit n’avait pas couru, et ne savons-nous pas ce que valent souvent les démentis de ce genre? D’autre part, il venait de marier sa fille Manon avec un avocat au parlement, M. de Trocou-Musnier, et il paraît que la jeune femme était tombée aux mains d’un brutal. En ce cas, La Grange serait mort du chagrin de la voir malheureuse ou se serait tué lui-même sous le coup de ce chagrin. Plus de mille personnes, nous apprend le Mercure, suivirent son convoi, tout Paris ayant dit, lorsque le bruit de sa mort fut répandu, que c’étoit un honnête homme, »


VII.

Je disais, au début de cette étude, que, par ses qualités d’homme privé, La Grange avait été une exception parmi les comédiens de son temps ; j’ajouterai que celles de son esprit et de son caractère n’ont jamais été communes à aucune époque et dans aucune profession. C’est déjà un grand honneur pour la carrière dramatique, non-seulement de n’avoir pas gêné chez lui le développement de ces qualités, mais encore de leur avoir fourni une matière si appropriée que l’on dirait qu’il était exactement fait pour cette carrière et elle pour lui. En un temps où un injuste préjugé pesait encore de tout son poids sur les comédiens, en dépit des ordonnances de réhabilitation, La Grange montra que l’on pouvait admirablement jouer la comédie et pratiquer toutes les vertus de l’honnête homme, aux deux sens du mot : le sens mondain de son temps et le sens simple et grave du nôtre. Aujourd’hui, nous tombons peut-être dans un excès contraire à celui du XVIIe siècle ; si, pour quelques bonnes âmes, le comédien est toujours un bohème et un réprouvé, on applique généralement au monde des théâtres deux façons de juger un peu