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L’auteur du Misanthrope et du Tartufe sentait donc la valeur de ses chefs-d’œuvre ; il n’était pas si indifférent à leur publication qu’on le dit ordinairement, et il ne tint pas à lui de donner, comme le firent Corneille et Racine, une édition complète qui fût son testament littéraire. L’on ne regrettera jamais assez qu’il n’ait pu imiter l’exemple de ses deux illustres contemporains. Plus que personne, en effet, il devait tenir à cette révision suprême. La nécessité de composer vite avait toujours pesé sur lui ; il sentait bien que, dans toutes ses pièces, il y avait de l’à-peu-près, et il en souffrait. Ne sait-on pas que le désir, le regret de la perfection l’avaient tourmenté toute sa vie? Un jour Boileau lisait devant lui les beaux vers qui terminent la deuxième satire :


Mais un esprit sublime en vain veut s’élever
À ce degré parfait qu’il tâche de trouver;
Et, toujours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaît à tout le monde et ne sauroit se plaire.


Molière se leva, et saisissant la main de son ami : « Voilà la plus belle vérité que vous ayez jamais dite. Je ne suis pas du nombre de ces esprits sublimes dont vous parlez ; mais, tel que je suis, je n’ai rien fait en ma vie dont je sois véritablement content. » Quelques années de plus, et, grâce à cette modestie, si touchante chez un tel homme, La Bruyère et Fénelon, Vauvenargues et M. Scherer n’auraient pas eu à exercer leur sévérité.

La Grange fit, dans la mesure du possible, ce que Molière n’avait pu faire lui-même; mais, avec sa réserve habituelle, il ne voulut pas être nommé : l’édition est anonyme. Outre les pièces déjà publiées en 1673 dans les éditions séparées ou collectives, il en restait six tout à fait inédites : Don Garcie. Don Juan, Mélicerte, l’Impromptu de Versailles, les Amans magnifiques et la Comtesse d’Escarbagnas. Il faut donc qu’Armande ait remis à La Grange les manuscrits de ces pièces ; mais il est très probable qu’elle lui livra, en outre, ceux de toutes les autres. Pour mener à bien la publication, La Grange prit des collaborateurs. Mais lesquels? Deux noms sont mis en avant, ceux de Marcel et de Vinot, tout à fait inconnus l’un et l’autre; il n’y a que lui auquel la concordance des témoignages permette de conserver le mérite de l’édition. Elle lui fait grand honneur dans toutes ses parties : biographie de Molière en forme de préface, établissement du texte, illustrations. La préface, d’abord, est écrite avec une telle sûreté de plume que l’on serait tenté de l’attribuer à un véritable homme de lettres. Mais, pour le fond, la concordance est parfaite entre les renseignemens qu’elle donne et ceux que contient le registre ; il en est même qui ne pouvaient