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décidera. Cependant l’alarme est grande dans le quartier; tous les bourgeois, qui sont gens de palais, trouvant fort étrange qu’on vienne leur embarrasser leurs rues. M. Billard surtout, qui se trouvera vis-à-vis de la porte du parterre, crie fort haut; et quand on lui a voulu dire qu’il en auroit plus de commodité pour s’aller divertir quelquefois, il a répondu fort tragiquement : « Je ne veux point me divertir. »


L’austère M. Billard en fut quitte pour la peur. Les comédiens, en effet, sont rebutés rue de Savoie ; ils tâtent le terrain rue Montorgueil, mais le curé de Saint-Eustache crie encore plus fort que M. Billard : il a déjà derrière son église, à l’Hôtel de Bourgogne, les comédiens italiens; devant, au Palais-Royal, l’opéra de Lulli ; va-t-on lui infliger une troisième troupe? Il aura donc, à lui seul, tous les théâtres de Paris sur sa paroisse ! Et les comédiens d’engager, un peu partout, de nouveaux pourparlers, tandis que l’on suit leurs démarches avec une curiosité ironique : « S’il y a quelque malheur dont on se puisse réjouir, répond Boileau, c’est, à mon avis, de celui des comédiens. Si on continue à les traiter comme on fait, il faudra qu’ils s’aillent établir entre La Villette et la porte Saint-Martin : encore ne sais-je s’ils n’auront point sur les bras le curé de Saint-Laurent. » Il faut dire, pour l’intelligence de cette boutade, et d’une autre qui va venir aggraver celle-ci, que, près de La Villette et du faubourg Saint-Martin se trouvait déjà, au XVIIe siècle, un dépôt des boues et immondices de Paris. Racine n’est pas en reste d’ironie, mais la sienne est moins grosse. Il écrit le 24 août : « Les comédiens, qui vous font si peu de pitié, sont pourtant toujours sur le pavé, et je crains comme vous qu’ils ne soient obligés de s’aller établir auprès des vignes de feu M. votre père. Ce seroit un digne théâtre pour les œuvres de M. Pradon. » On le voit, au bout de dix ans, le poète ulcéré de Phèdre ne pardonnait point, quoique converti, à son triste rival, et, oubliant que l’on jouait toujours ses propres pièces dans la troupe de La Grange et de Mlle Molière, oubliant qu’il y avait aussi Mlle Champmeslé parmi ces pauvres comédiens errant à travers Paris, il englobait dans sa rancune le théâtre tout entier. Ce souvenir de Pradon a déridé Boileau; il taquine son ami sur cette rancune persistante et fait une allusion discrète à la Champmeslé ; au demeurant, même rudesse pour les comédiens : « Dites-moi, monsieur, répond-il, supposé qu’ils aillent habiter où je vous ai dit, croyez-vous qu’ils boivent du vin du cru? Ce ne seroit pas une mauvaise pénitence à proposer à M. de Champmeslé pour tant de bouteilles de vin de Champagne qu’il a bues, vous savez aux dépens de qui. Vous avez raison de dire qu’ils auront là un merveilleux