Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/616

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fait comprendre le zèle avec lequel les comédiens s’étoient portés à leur donner quelque plaisir. » Il terminait par une invitation discrète à revenir. Tout le monde fut enchanté, y compris les ambassadeurs. Aussi revinrent-ils deux fois, préférant la comédie à l’opéra. Nouveau compliment de La Grange, qui joignit à l’expression de sa gratitude celle d’une véritable fierté patriotique, enveloppée dans une délicate flatterie : « Il les remercia de ce que la troupe avoit été la première et la dernière honorée de leur présence, et marqua la joie qu’ils dévoient avoir de remporter une réputation si universelle, et d’avoir plu dans une cour qui sert de modèle à toutes les autres, et où l’on a bientôt fait de découvrir le faux mérite. »

Si, dans les circonstances de ce genre, le rôle d’orateur exigeait de rares qualités, il n’avait, au demeurant, rien que d’agréable pour celui qui en était capable. D’autres fois, au contraire, et assez souvent, il exigeait autre chose que de l’éloquence : il y fallait vraiment payer de sa personne et faire preuve de courage. Comparé au public du XVIIe siècle, celui de nos jours est d’une docilité moutonnière, même en province, où le parterre et la loge infernale s’amusent encore à soulever des tumultes de mauvais goût. Quelle différence avec les salles d’autrefois ! Même au Palais-Royal, le public s’inquiétait peu que le chef de la troupe réunît en sa personne une admirable trinité de talens; les représentations étaient souvent bruyantes jusqu’au désordre. C’étaient, d’abord, les militaires de la maison du roi qui s’arrogeaient le privilège d’entrer sans payer, malgré les ordonnances souvent renouvelées pour leur imposer le droit commun; dans l’occasion, ils pénétraient dans la salle, l’épée à la main, et tuaient le portier assez osé pour leur disputer le passage. Puis les valets et les pages, qui se permettaient force gentillesses, comme de jeter sur la scène des pierres et « le gros bout d’une pipe à fumer, » ou de couper la parole aux acteurs « par des hurlemens, chansons dérisionnaires et frappemens de pieds contre les ais de l’enclos où sont les joueurs d’instrumens. » Enfin, sans parler des ennemis personnels du poète, auteurs ou comédiens, des originaux raillés, les gens de qualité étalaient, des deux côtés du théâtre, leurs grâces insolentes, parfois excités par une ivresse de bon ton. L’orateur devait, dans l’occasion, tenir tête à tous. Or, La Grange, plus que tout autre, plus que Molière lui-même, était l’homme de cette tâche difficile. Outre qu’on n’avait contre lui aucune des causes d’animosité qu’excitait Molière, il réunissait un ensemble de qualités qui exercent sur le public une séduction assurée : politesse, douceur, élégance d’honnête homme et de jeune premier; et, si le public est impitoyable au comédien qu’il n’aime pas, on sait jusqu’où peut