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Molière indique à chacun le caractère de son personnage. Avec La Grange, il juge d’abord toute explication inutile : « Pour vous, je n’ai rien à vous dire. » Cependant, une fois la répétition commencée, il lui rappelle, à lui aussi, le mouvement de la scène : « Souvenez-vous bien de venir comme je vous l’ai dit, là, avec cet air qu’on nomme le bel air, » etc. Et, à la première réplique, il l’interrompt pour corriger une intonation fausse : « Mon Dieu ! ce n’est point là le ton d’un marquis ; il faut le prendre un peu plus haut. Recommencez donc. » La Grange obéit, docilement, et, cette fois, c’est bien. Encore les indications de Molière ont-elles plutôt pour but, en l’espèce, d’ajouter à l’effet du rôle que de rectifier chez l’acteur une erreur d’interprétation, car l’Impromptu n’est pas une simple répétition, mais une vraie pièce jouée devant le public. La Grange fait un «marquis ridicule; » Molière en profite pour dessiner plaisamment le personnage. Il le montre a peignant sa perruque et grondant une petite chanson entre ses dents ; » il parodie « la manière de parler particulière que la plupart de ces messieurs affectent pour se distinguer du commun ; » sous prétexte de dégager le théâtre, il raille leur importance bruyante : « Rangez-vous donc, vous autres, car il faut du terrain à deux marquis, et ils ne sont pas gens à tenir leur personne dans un petit espace. »

Ce n’est pas la seule fois, du reste, que, jeune premier habitué à charmer plutôt qu’à faire rire, La Grange ait joué un personnage purement comique. Dans la Critique de l’Ecole des femmes, il faisait le marquis, ce type du fut de cour, le plus complet de tous ceux qu’ait dessinés Molière. C’est tout un caractère, ce marquis, étudié avec un soin visible ; on y voit, définitivement fixés, le langage et les manières de toute une catégorie d’originaux qui se copiaient en enchérissant les uns sur les autres, comme ont fait toujours les êtres de ce genre aux diverses époques de la société française. Leur imperturbable assurance se concilie avec une parfaite nullité; pas une idée qui leur appartienne en propre ; leur bagout n’est que phrases toutes faites : « Je la trouve détestable, morbleu ! du dernier détestable, ce qu’on appelle détestable ; » ou jugemens répétés d’après quelque autre sot, oracle de leur coterie mondaine : « Dorilas, contre qui j’étois, a été de mon avis. » Ils y joignent les « turlupinades » : « Y a-t-il assez de pommes en Normandie pour tarte à la crème? » Quand ils croient tenir un mot plaisant, ils ne le lâchent plus, se débarrassent d’une objection sérieuse par une pirouette, coupent la parole à leur contradicteur et l’empêchent de répondre, etc. Personnages amusans, mais bien difficiles à rendre, car une grande partie de leur comique consiste en des effets de voix et de costume, des jeux de physionomie ; caricatures de l’élégance et de la mode,