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ou qu’il a voulu taire. Cette intrigue eut-elle pour principal auteur Koutaïsof excité par la Chevalier à l’instigation de la Gourbillon? Fut-elle le résultat de l’antipathie que la petite cour de Mitau inspirait à quelques-uns des ministres du tsar? Ces deux hypothèses sont également vraisemblables, et à l’appui de la seconde, il est un trait qui ne saurait être passé sous silence.

Le 23 juin 1801, c’est-à-dire six mois après l’événement, une femme qui disait se nommer Mme de Biston-Bonneuil, se fit annoncer chez le général de Beurnonville à Berlin. Elle arrivait de Saint-Pétersbourg, d’où elle était partie peu de temps après la mort de Paul Ier. Elle venait solliciter la protection du ministre français. Elle lui raconta qu’elle s’était trouvée en Espagne en 1796, étroitement liée avec le duc d’Havre, agent du roi de France, avec le prince de la Paix et même avec Pérignon, ambassadeur de la république[1]. Depuis, elle était allée en Russie afin de voir Louis XVIII. Mais, n’ayant pu arriver à lui, elle avait gagné Saint-Pétersbourg et noué des relations d’amitié avec Rostopchin[2]. « Elle m’a paru très intrigante, écrivait Beurnonville. Elle se donne vingt-huit ans et a une nièce âgée de quatorze ans. C’est peut-être sa fille, qu’elle est femme à employer. « Il se fit raconter par elle diverses particularités relatives à la cour de Russie. Elle parla de l’expulsion de M. de Caraman, avoua qu’elle en était la cause indirecte, et expliqua comment. Durant son séjour à Madrid, le duc d’Havre, à ce qu’elle assura, avait un jour déchiffré devant elle une lettre du comte d’Avaray. Cette lettre faisait de Paul Ier et de sa cour « une peinture affreuse. » Mme de Bonneuil avait pris et gardé l’original. Plus tard, à Saint-Pétersbourg, elle le communiqua à Rostopchin dans un moment où il lui disait avoir à se plaindre de Caraman. Rostopchin eut la cruauté de mettre la pièce sous les yeux du tsar. Désireux d’en connaître le contenu, l’empereur se procura, grâce à sa police, le chiffre de l’agent français et connut ainsi l’opinion de d’Avaray sur son compte. C’était

  1. Elle ne mentait pas. Sous le nom de Mme de Rifflon, elle mena à Madrid une intrigue assez obscure, dont ses charmes furent le principal instrument et dont le crédule et amoureux d’Havre fut la dupe, ainsi qu’en font foi les lettres qu’il adressait à Louis XVIII. Voir aussi la correspondance de Thauvenay. En réalité, ce n’était qu’une espionne de Pérignon. Elle avait fait croire à d’Havre qu’elle possédait les moyens de rétablir le roi. M. Forneron consacre un court récit à cette affaire dans son Histoire générale des émigrés.
  2. Ici encore, il semble bien qu’elle disait la vérité : Auguste Kotzebue, dans un livre déjà cité, raconte que l’apparition mystérieuse d’une Mme de Bonneuil à Saint-Pétersbourg, en 1800, son crédit subit, son intimité avec Rostopchin, furent une énigme pour tout le monde. Elle était reçue par l’empereur, et, comme la Chevalier, elle vendait son influence, tantôt d’accord avec celle-ci quand Rostopchin et Koutaïsof étaient unis, tantôt contre elle quand ils étaient brouillés.