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La Chevalier était engagée au Théâtre-Français de Saint-Pétersbourg depuis 1798[1]. Liée avec Barras, elle lui avait promis, au moment d’aller exercer ses talens en Russie, de lui faire tenir les renseignemens politiques qu’elle recueillerait en route. En traversant Hambourg, elle y donna quelques représentations ; ses succès l’obligèrent à y prolonger son séjour durant trois mois. Elle excita l’enthousiasme et conquit l’amitié de la princesse d’Holstein-Beck, qui recevait chez elle les notabilités de la ville, les émigrés et les républicains. La princesse combla la comédienne des témoignages de son intérêt, la chaperonna, lui présentâmes amis et, entre autres, un jeune émigré, le comte d’Espinchal[2], dont la bonne mine et l’esprit la séduisirent. Une liaison passagère s’ensuivit. D’Espinchal paraît avoir été le premier confident de la mission que le Chevalier avait reçue de Barras. Mais il est douteux que cette confidence l’ait rendu circonspect; il est même probable que c’est grâce à lui que la belle put fournir au directoire divers renseignemens sur les émigrés. Elle rencontra aussi chez la princesse une Mme d’Argence[3], un curieux type d’aventurière, qui se fit son amie et de qui elle obtint de précieuses révélations. M. de Thauvenay, agent du roi de France à Hambourg, qui avait pénétré ces intrigues, s’indignait des marques de faveur que recevait la Chevalier. Sa correspondance avec d’Avaray, en mars 1798, révèle son indignation : « Je vois avec satisfaction que vous avez approuvé ma franchise au sujet de Chevalier et de sa femme[4]. Ces deux individus viennent véritablement, à la honte de la société, de recevoir pour ainsi dire des hommages publics. Ils devaient partir hier. De tous les côtés des

  1. Il y a eu plusieurs actrices de ce nom. La plus célèbre brilla dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Une autre reçut un prix de chant au concours du 14 janvier 1800, après avoir chanté un morceau de la Médée de Chérubini. Le prix était ainsi libellé : « Racine à Médée intéressante ; Corneille à Médée vindicative. » (Moniteur du 24 nivôse an VIII.) Il nous paraît bien que celle dont il est question dans notre récit était au théâtre Louvois en 1792. Mais nous perdons ses traces jusqu’au jour où elle quitta la France. Le peu que nous savons d’elle permet de croire qu’elle figura dans les fêtes républicaines comme déesse de la Raison. C’était une jolie femme, facile et sans préjugés, qui trouva dans son mari un complaisant complice de ses ambitions.
  2. Originaire d’Auvergne. Il a laissé des Mémoires manuscrits conservés à la bibliothèque de Clermont-Ferrand.
  3. Femme d’un officier dont elle avait été la maîtresse, après avoir vécu publiquement avec un sieur Piconi d’Andrevet, major du régiment de Mortemart. Mariée une première fois, on prétendait que son premier mari, M. Thomassin, conseiller à la cour des comptes de Nancy, n’était pas mort. On racontait aussi que, zélée pour le magnétisme et la secte des illuminés, elle s’était présentée à Louis XVI, comme envoyée de la vierge Marie, pour lui donner des conseils.
  4. Ils étaient accompagnés d’un frère de la femme, danseur, et à ce titre, engagé aussi à Saint-Pétersbourg.