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avec une facilité qui ne fut pas sans causer quelque déception au roi de France et au prince de Condé, il refusait, malgré leurs sollicitations ultérieures, de s’occuper de la petite armée : « Ayant pris le parti de ne me mêler d’aucune manière de la coalition existante actuellement, je ne puis prendre sur moi de prescrire la destination d’un corps qui, de mon service, a passé à la solde de l’Angleterre. Le comte de Vioménil n’étant plus dans mon armée, Votre Majesté pourra l’employer d’après son gré. » Puis, comme pour accuser son ressentiment et ses volontés, il faisait expulser de Russie le représentant anglais, lord Withworth, avec une brutalité qui ne tolérait même pas un chargé d’affaires. Il rappelait M. de Woronzof, son ambassadeur à Londres. Le général Dumouriez, précédemment mandé près de lui pour exposer ses plans d’invasion de la France, était contraint de se retirer sans avoir pu les faire agréer. Enfin, c’est à ce moment qu’étaient jetées les bases de la ligue des neutres.

Indépendamment de ses griefs contre l’Angleterre et l’Autriche auxquels le tsar donnait ainsi satisfaction, des causes accessoires déterminaient sa conduite : d’une part, l’enthousiasme qu’excitait en lui le génie de Bonaparte, d’autre part, la complaisance qu’on mettait au sein de sa cour à flatter ses idées du moment. La campagne d’Italie, l’expédition d’Egypte, la journée du 18 brumaire, avaient été l’objet de son admiration. Dans le jeune général que les événemens venaient de mettre à la tête de la France, il se plaisait à voir un représentant de ces principes qu’il appliquait dans ses états et qu’il considérait comme indispensables à la sécurité des trônes en Europe. La fortune de ce victorieux le séduisait, l’entraînait bien plus que ne le pouvaient faire les plaintes et la détresse du chef des Bourbons. Il revenait peu à peu de ses préventions contre la France. Autour de lui, ce penchant trouvait des encouragemens, ses ministres s’attachaient à mettre en lumière ce qu’offrait d’égoïste et d’intéressé la politique de l’Angleterre et de l’Autriche. Ils lui montraient l’une usurpant le commerce exclusif des mers, l’autre confisquant l’Italie. Ils le circonvenaient de toutes les cajoleries qui répondaient à sa haine pour les Anglais ; ils ouvraient devant lui, en flattant son amour-propre militaire, la vaste carrière d’une attaque sur l’Inde ; ils faisaient briller à ses yeux, comme un argument à l’appui de ceux qui voulaient qu’il se rapprochât du premier consul, la gloire militaire de ce dernier. Les efforts de l’impératrice tendaient au même but, ainsi que ceux de la favorite, Mlle de Nélidof, rappelée à la cour après une courte disgrâce. C’est en parlant de cette jeune femme que notre ministre à Copenhague, Bourgoing, écrivait à Talleyrand : « Elle a autant de raison que