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six mois, colonel d’un régiment dont les officiers avaient été mis aux arrêts, y fut mis aussi et sa nourrice avec lui. La valse était interdite sur toute l’étendue du territoire russe. Les gazettes françaises, les livres publiés à Paris, la musique même, n’y avaient pas accès. La violation des ordres de police entraînait des répressions cruelles, le knout, l’incision des narines ou même la déportation. Les femmes n’échappaient pas à ces supplices ; pour elles, ils s’aggravaient quelquefois de traite mens révoltans.

Ce régime avait engendré la terreur par toute la Russie, dans la capitale surtout. Un témoin de ces exactions a écrit : « Je ne me couchais qu’avec les plus noirs pressentimens. Lorsque, la nuit, j’entendais du bruit dans la rue ou quelque voiture s’arrêter dans mon voisinage, un tremblement involontaire s’emparait de tout mon corps, je veillais avec une attention particulière sur la couleur, la coupe et la façon de mes habits. La consolation d’épancher mes peines dans le sein d’un ami m’était refusée par ma propre terreur. Tous les murs avaient des oreilles; le frère n’osait plus se fier à son frère. Les promenades ne présentaient que le spectacle déchirant de quelques infortunés que l’on venait d’arrêter et que l’on conduisait pour recevoir le knout[1]. » En même temps que, par ces mesures vexatoires, se manifestait visiblement l’es prit désordonné de Paul Ier, des réflexions d’une autre nature, suggérées par ce qui se passait en Europe, le poussaient à un changement de politique. L’heure était grave : l’Europe encore en armes, la Prusse réconciliée avec la France, la révolution triomphante dans la personne de Bonaparte, et la coalition, brisée par son génie, en voie de se reformer. Mais, après en avoir été longtemps l’arbitre, l’empereur, sans rien trahir encore de ses desseins, songeait à s’en retirer. Ses dispositions nouvelles tenaient à plusieurs causes que nous énumérerons plus loin et dont il n’y a lieu de parler maintenant que pour constater qu’à l’heure où il recevait à sa cour l’ambassadeur de Louis XVIII, il commençait à prêter l’oreille aux ouvertures que, par l’intermédiaire de la Prusse, lui faisait Bonaparte.

Quelque circonspect et pénétrant que fût M. de Caraman, il ne pouvait deviner les arrière-pensées du tsar. Il dut attendre durant deux mois sa première audience. Quand il l’eut obtenue, il fut l’objet de tant de bons procédés que ses soupçons et ses craintes, s’il en avait conçu, se seraient dissipés. On lui attribua un traitement de 2,000 ducats. A la demande du roi, il fut créé commandeur de

  1. Une Année remarquable de la vie d’Auguste Kotzebue. Les Mémoires du duc de Caraman attestent l’exactitude de ce tableau.