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D’ailleurs, l’action est bien menée ; l’intrigue, un peu trop ingénieuse à notre gré, se noue solidement ; nulle part, avant d’arriver là, le drame ne languit. Éveillée par le premier acte, l’attention du spectateur, sans recevoir encore toutes les récompenses dont elle a conçu l’espoir, est soutenue jusqu’au quatrième.

Ici, vraiment, cet espoir est passé. Rien de plus émouvant, que je sache, en aucune littérature, ni qui nous émeuve plus simplement que la rentrée de Ladislas au palais après cette nuit où, croyant tuer le duc, il a tué son frère, et que sa rencontre avec son père, et que sa surprise quand le duc parait. C’est ici un grand dramaturge qui confronte ses personnages, un grand poète qui les fait parler. L’aurore qui se lève sur le château de Macbeth après l’assassinat de Duncan n’est pas plus solennelle ni plus touchante que celle-ci. — Déjà, murmure le compagnon de Ladislas,


déjà du jour la lumière naissante
Fait voir par son retour la lune palissante…


— et le meurtrier, blessé lui-même, encore frémissant de son crime, ajoute à demi-voix :


Et va produire aux yeux les crimes de la nuit !


Une porte s’ouvre. Qui vient là ? C’est le père. Il échange avec son fils des questions sur la cause d’une promenade si matinale ; il explique, pour sa part, dans une sorte de cantilène dont la mélancolie est merveilleuse, comment, à mesure qu’il approche de la mort, il prend sur ses nuits pour ajouter à ses jours :


Je me vois, Ladislas, au déclin de ma vie…


Ladislas, pour sa réponse, avoue franchement l’attentat qu’il a cru commettre :


Le duc est mort, seigneur, et j’en suis l’homicide.


Alors entre le duc ; il est tranquille et présente, comme un message insignifiant, une demande d’audience de Cassandre. Le roi le considère avec étonnement et se retourne vers son fils. Dans quelle stupeur et dans quelle angoisse celui-ci ne regarde-t-il pas l’homme qu’il pensait mort :


M’as-tu trompé, ma main ? Me tromper-vous, mes yeux ?
Si le duc est vivant, quelle vie ai-je éteinte ?


Depuis Œdipe, aucun héros de théâtre ne fut serré dans une plus cruelle passe ; aucun n’exprima sa détresse avec moins de rhétorique, avec autant de naturelle poésie.