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contre soi. Et, pour en revenir aux formules de M. Taine, quand la pression du « milieu extérieur » est énorme, comment se pourrait-il qu’elle n’agit pas sur le « milieu intérieur, » avec une force énorme ?

Au moins si, dans l’analyse qu’il a faite de ce « milieu intérieur, » M. Taine n’avait oublié que ce seul élément ! Mais je crains qu’il n’en ait oublié bien d’autres encore, et dont l’importance me parait considérable. On a dit quelquefois de l’auteur des Origines de la France contemporaine, et on l’avait déjà dit de l’auteur de l’Histoire de la littérature anglaise, qu’il semblait né parmi nous pour y renouveler les doctrines de Hobbes sur la férocité naturelle de l’homme ; et, en effet, dans sa théorie du gendarme, telle qu’il l’a si souvent exposée, comme dans l’ensemble au surplus de ses croyances politiques, il y a certainement quelque chose de cela. Mais il y a cependant quelque chose d’autre et de plus. Tandis qu’Hobbes ne croit qu’à la férocité naturelle de l’homme et qu’il redoute surtout l’usage que notre intelligence nous permet d’en faire pour nuire, cette férocité n’est en nous, selon M. Taine, que le signe et la survivance de notre animalité primitive. Nous sommes naturellement des brutes, et nous aurons beau faire, nous serons toujours des brutes. Ce n’est pas tout. Car, si nous n’étions que des brutes, les choses pourraient s’arranger, comme on voit qu’elles s’arrangent dans les sociétés animales ; mais nous sommes encore des fous. Bien loin que le bon sens, le sens commun, ainsi qu’on l’a cru longtemps, soit la chose du monde la plus répandue parmi les hommes, c’en est la plus rare au contraire, et il y a plus d’hommes de génie, qui sont des monstres en leur genre, qu’il n’y a d’esprits droits et sensés. Le motif d’ailleurs en est facile à dire, et l’on se tromperait fort de ne voir là qu’une boutade. En effet, l’exercice de notre raison dépend uniquement du bon ou du mauvais état de notre machine, laquelle est formée de tant de pièces, toutes si délicates, et soutenant entre elles des rapports si compliqués, que c’est miracle que parfois elle fonctionne comme la physiologie nous enseigne qu’elle devrait faire. Non-seulement donc nous sommes des fous, mais nous ne délirons pas tous ni constamment de la même folie, et pour en changer le cours ou la nature, il suffit ordinairement d’une digestion laborieuse ou d’un rhume de cerveau. Dans ces conditions, si c’est une étrange illusion à l’homme que de se croire libre, quelle illusion bien plus étrange encore que de se croire raisonnable ! Et comment veut-on que M. Taine, qui est un philosophe, ne professe pas le plus amer mépris pour cette « raison » qui fut effectivement la déesse, ou plutôt l’idole de la révolution, comme elle l’avait été du XVIIIe siècle ?