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sous celui d’un homme ou même d’une classe, c’est, en réalité, la minorité qui gouverne.

En effet, quel que soit, à un jour et dans des circonstances données, le souffle d’enthousiasme qui soulève, au-dessus de ses préoccupations et d’elle-même, une population de vingt-quatre millions d’âmes ; le poids des intérêts matériels, dont elle ne peut jamais, et quand elle le voudrait, se décharger longtemps, l’a ramenée bientôt au ras de terre. Il faut vivre, vivre soi-même, assez souvent en faire vivre d’autres ; et si l’homme ne vit pas uniquement de pain, encore bien moins saurait-il vivre uniquement de politique. On prend aujourd’hui la Bastille, mais il faut dès demain retourner au comptoir ou à la boutique ; et, de piller les châteaux, cela ne dispense pas de récolter son foin ou de battre son blé. Puisqu’une révolution ne saurait exempter l’homme de la nécessité de manger et de boire, il suffit donc qu’elle dure pour désintéresser fatalement d’elle-même une moitié de ceux qui l’ont faite. À cette première masse d’indifférens, de jour en jour plus épaisse, ajoutez en second lieu tous ceux qui, dans une ancienne civilisation, préfèrent aux querelles des clubs ou aux agitations de la place publique les plaisirs que la politique menace de leur enlever. Ils sont nombreux, plus nombreux qu’on ne le croit, et par leur nombre seul, d’un exemple aisément contagieux. Que girondins et montagnards s’accordent donc entre eux ou se proscrivent, ils ne s’en soucient guère, pourvu que les promenades, les restaurans, les cafés, les théâtres leur restent. « Qu’on leur laisse leurs anciens plaisirs, écrit un agent de police, — à la date mémorable du 1er juin 1793, entre la séance du 31 mai, par conséquent, et celle du 2 juin ; — qu’on leur laisse leurs anciens plaisirs, on ne saura pas même qu’ils existent, et la plus grande question qu’ils pourront agiter dans les jours où ils raisonnent sera celle-ci : S’amuse-t-on autant sous le gouvernement républicain que sous l’ancien régime ? » Enfin, si quelques autres, moins occupés de leurs plaisirs, ou moins esclaves du labeur quotidien, ont voulu d’abord se mêler des affaires publiques, ils ont fait l’expérience du danger qu’il y avait à s’en mêler autrement que pour soutenir, aider, et servir la faction. Depuis trois ans tantôt que les partis se détruisent l’un l’autre sans que pour cela, d’ailleurs, la révolution interrompe ou seulement ralentisse son cours, ils ont pu se convaincre de l’inutilité de la résistance et de la vanité de l’effort. Si les lois mêmes, comme disaient les anciens, sont impuissantes à se faire écouter parmi le tumulte des armes, comment le bon sens, la modération, la raison se feraient-elles entendre dans cette mêlée des instincts et des appétits déchaînés ?

Ainsi se trouvent éliminés du gouvernement de ses propres