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noble et la servile, la supérieure et l’inférieure. Au sommet, quelques milliers de privilégiés, représentation légitime ou descendance ininterrompue des anciens conquérans du sol ; au-dessous d’eux la foule obscure ; et rien de commun entre ces ; deux peuples que la reconnaissance dont le second demeurait tenu envers le premier pour ne l’avoir pas jadis entièrement extirpé de la terre même des Gaules. Eparse un peu partout dans les écrits du fameux comte de Boulainvilliers, c’est la thèse que Saint-Simon soutient dans ses Mémoires, et je ne la crois pas étrangère à certaines utopies politiques de l’auteur du Télémaque et des Tables de Chaulnes. Que l’on eût, d’autre part, essayé de la faire passer du domaine de la théorie dans celui de la réalité, c’est ce que prouve assez la manière dont les paroles que voici la réfutent : « Pourquoi le tiers ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui se vantent d’être issues de la race des conquérans ? .. En vérité, si l’on tient à vouloir distinguer naissance et naissance, ne pourrait-on pas révéler à nos pauvres concitoyens que celle que l’on tire des Gaulois et des Romains vaut autant que celle qui viendrait des Sicambres ? Oui, dira-t-on, mais la conquête a dérangé tous les rapports, et la noblesse a passé du côté des conquérans ! Eh bien ! il faut la faire repasser de l’autre côté, le tiers deviendra noble en devenant conquérant à son tour. » Et qui tient ce langage ? en quel temps ? à quelle occasion ? Est-ce un obscur érudit, dans quelque mémoire académique ou dans quelque dissertation de province, pour éclaircir un point de la loi des Ripuaires ? Non pas ; mais c’est Sieyès, dans sa fameuse brochure : Qu’est-ce que le tiers-état ? et, par conséquent, à la veille même de la révolution. Il n’est pas superflu d’ajouter que, bien des années plus tard, le libéral M. de Montlosier lui-même n’hésitait pas à reprendre la thèse de Saint-Simon et de Boulainvilliers ; et, contre tel hobereau, dont les ancêtres, comme ceux de M. Jourdain, avaient peut-être vendu du drap à la porte Saint-Innocent, mais qui n’en revendiquait pas moins, au nom de la conquête franque, ses privilèges d’ancien régime, il fallait qu’Augustin Thierry, relevant l’attaque, reprît et commentât encore les fières paroles de Sieyès.

Qu’est-ce à dire ? et quelles conséquences veux-je tirer de Là ? Celle-ci, tout d’abord, que, si M. Taine a raison de voir au fond de la révolution « l’expropriation de toute une classe au nom de la conquête, » cette classe ne laisse pas d’être elle-même responsable en quelque mesure de la manière dont s’opéra l’expropriation. Quelle transaction équitable, mais surtout pacifique, pouvait-il bien y avoir entre une majorité de « vaincus » et une minorité de