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issue de la révolution, — l’ont tour à tour affublée, M. Taine a reconnu le sens historique de la révolution, et déterminé, si je puis ainsi dire, la nature vraie de l’événement dont les apparences politiques ne sont en quelque façon que le décor ou le mensonge. « La révolution est manquée, » écrivait Gouverneur Morris au mois de janvier 1790 ; mais il se trompait étrangement, et elle ne faisait que de commencer. Car, si quelques têtes politiques de la Constituante avaient bien pu rêver de liberté comme à l’anglaise, de division des pouvoirs et de monarchie parlementaire, les masses, à qui rien n’est peut-être plus indifférent au monde que la forme du gouvernement, ne rêvaient, elles, que d’égalité, ou mieux encore de nivellement. Or le nivellement, en tout temps et partout, en France aussi bien qu’en Chine, et dans l’Inde comme à Rome, n’a jamais été ni ne peut être autrement conçu par les masses que sous l’espèce d’une répartition nouvelle de la richesse, c’est-à-dire de la propriété. La loi agraire est le but et le principe agissant de toutes les révolutions sociales.

De cette idée M. Taine a-t-il tiré tout ce qu’elle enferme de conséquences ? La question est de celles que l’on discutera plus utilement plus tard, quand on connaîtra les conclusions définitives de l’œuvre. Ce que du moins on aurait dès à présent voulu, c’est que l’historien nous expliquât un peu plus amplement les causes formatrices et les origines prochaines de ce caractère que nous regardons avec lui comme le caractère essentiel de la révolution. Car de n’y voir qu’une rupture « de la poche au fiel, » comme il dit quelque part, et le déchaînement des plus basses passions, cela peut bien suffire aux maladroits imitateurs de M. Taine, qui sont déjà légion, mais non pas à M. Taine, je pense, et encore moins à l’histoire. Les hommes sont toujours les hommes, nous le savons, et même nous croyons qu’ils le seront toujours. Si cependant la révolution française a vraiment affecté des caractères particuliers, il y faut des raisons particulières comme eux, et j’en vois au moins deux ou trois ici que je ne conçois guère que M. Taine ne nous ait pas données.

Pendant tout le XVIIIe siècle, sur la foi de quelques publicistes, les privilégiés avaient cru, ou, dans l’exercice de leurs droits, s’étaient conduits comme s’ils croyaient que leurs privilèges tiraient leur origine et leur titre non pas d’aucune obligation de faire et d’aucun service public ou rendu ou à rendre, mais d’une conquête analogue à celle de l’Angleterre par ses envahisseurs Normands, de l’empire grec par les Turcs, ou du Mexique par les hardis et avides compagnons de Cortez. Ils se représentaient donc la nation française comme composée de deux races, la victorieuse et la vaincue, la