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peuple, et ne rencontrant enfin de limites à leur pouvoir comme ne donnant de bornes à ses effets que dans le sentiment d’incorruptible justice dont ils sont animés. La réalité nous les montre sous un autre aspect et dans une autre attitude. Les députés du côté droit sont obligés de venir en armes aux séances ; quand ils essuient les grossières injures des tribunes, c’est eux que le président de la majorité s’empresse de rappeler à l’ordre ; et, s’ils ont mal voté, la foule qui les attend au dehors les assaille à coups de pierres, les poursuit à coups de bâton, brise et force au besoin jusqu’aux portes de leur demeure. Cependant la majorité, moitié peur et moitié fanatisme, légifère au gré des galeries ; c’est la multitude qui donne ou qui ôte la parole, qui fait avancer à l’ordre « sa petite mère Mirabeau, » après avoir fait taire Cazalès ou Maury ; et quelle que soit la nature des délibérations, comme aussi quelle que soit l’opinion intime des députés, il n’en sort finalement jamais que ce que le peuple a décidé par avance qu’il en sortirait. « C’est sous les batteries de la capitale que se fuit la Constitution ; » le mot est de Camille Desmoulins, l’enfant terrible de la révolution, ainsi que l’appelle justement M. Taine. Le pouvoir, tombé des mains du prince, n’est point passé, comme on l’enseigne, aux mains de l’assemblée, mais à celles de la multitude et de ses représentans naturels : journalistes, clubistes, orateurs de carrefour ou encore leurs femmes, plus violentes qu’eux-mêmes. Et la révolution, commencée au nom de ce que les principes ont de plus abstrait et de plus idéal, s’opère par le moyen de ce que la force a de plus grossier, de plus brutal et de plus tyrannique.

Les historiens, en général, ont-ils connu ces faits ou tant d’autres semblables ? Il est du moins certain qu’ils les ont passés sous silence, et que, s’il en est quelques-uns dont ils n’aient pas pu affecter l’ignorance, ils ont tout fait pour les pallier et en dissimuler la vraie nature. Ce n’est donc pas un médiocre service qu’aura rendu M. Taine en les remettant en lumière, et l’on peut dire que les historiens de l’avenir, s’ils les veulent contester, seront du moins obligés d’en parler longuement ; — ce qui, de tout temps, mais surtout de nos jours, est la seule manière dont l’esprit de parti se résigne à convenir d’une vérité qui lui déplaît. J’en dirais autant de ces violences de toute sorte, jacqueries véritables, plus atroces que les anciennes de tout ce que l’on se flattait que la douceur des mœurs avait fait de progrès depuis quatre ou cinq siècles, et qui, dans la France entière, donnent, dès les derniers mois de 1788, le signal de la révolution, si déjà les juges les plus malveillans de l’œuvre de M. Taine n’avaient été réduits à reconnaître, en même temps que l’authenticité, la généralité du fait ; et puis, si je ne croyais