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secrétaire florentin n’avait plus à douter que Borgia ne fût fidèle à l’avenir aux principes de ce « prince » idéal, dont il devait tracer le portrait : « Il ne devrait se laisser arrêter par aucune considération de justice et d’injustice, d’humanité, de cruauté, de honte et de gloire. » Ajoutez à cela que César était jeune, hardi, audacieux, et que Machiavel a dit encore : « Mieux vaut être impétueux que circonspect, parce que la fortune est femme et que, pour la subjuguer, il faut la violenter, car elle se laisse vaincre plutôt par ceux qui la violent que par ceux qui agissent avec circonspection, et toujours en sa qualité de femme, elle est l’amie de la jeunesse, parce que les jeunes gens ont moins de prudence que de décision et qu’ils commandent avec plus d’audace[1]. » Dès lors, Machiavel suivit César dans la mêlée avec un intérêt croissant, et il a noté au jour le jour le degré d’énergie qu’il lui vit déployer au moment de la mort subite d’Alexandre VI et de la ruine de ses projets.

L’acteur et le drame étaient dignes du spectateur ; par une dernière campagne dans les Romagnes, César voulait compléter la soumission des petits états dont l’ensemble devait former sa couronne. Il avait pris Cesena pour capitale provisoire et fait alliance avec les Bentivoglio, qui lui avaient cédé Castel Bolognese. Fidèle à son système de duplicité, il allait lever le masque et menacer Bologne, décidé à en faire la capitale définitive de ses états. C’est au moment même où il allait partir que son père et lui, ayant accepté à souper chez le cardinal de Corneto, tombèrent foudroyés par la maladie. César resta seul, entouré d’ennemis, menacé de toute part. Il n’était cependant pas pris à l’improviste ; comme un joueur habile, en face de l’échiquier, a médité à l’avance la riposte aux coups qu’on lui peut porter, le Valentinois avait prévu tous les événemens que pouvait entraîner la mort de son père et trouvé le moyen de parer à tout. Il avait oublié un point, cependant, c’est que le même coup qui frapperait Alexandre le frapperait aussi[2]. Peu importe ! Grelottant la fièvre, on vient de rapporter César au Vatican ; la maladie le terrasse, il commandera à la nature, el tandis que son père expire à ses côtés, pour conjurer la mort, il subit les plus cruelles épreuves et se soumet à un régime effroyable. Il échappe, en effet, mais il est défiguré et chancelant, son corps est secoué par

  1. Le Prince, chap. XXV, conclusion. Voir à ce sujet Antonio Medin, Il Duca Valentino nella mente di Niccolo Machiavelli. Florence, 1883.
  2. Machiavel a recueilli l’aveu de la bouche même de César : Aveva pensato a tutto quello che potesse nascere morendo il padre, e a tutto aveva trovato rimedio, eccetto che non penso mai, in su la sua morte, di stare ancor lui per morire. — (Le Prince, chap. VII).