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César Borgia, contient même une épigramme : Ad victoreni rusticum, adressée à un brave villageois qui, ne devinant pas le seigneur sous l’habit populaire, avait vaincu et roulé sans vergogne un compagnon du duc. Mais la preuve la plus décisive de l’extraordinaire énergie de son tempérament et de sa force de résistance, César la donna le jour où il triompha du mal qui emporta son père, à la suite d’un souper dans la vigne du cardinal de Corneto[1]. Cette force physique et cette mâle énergie que César oppose à la maladie lorsqu’elle le terrasse, il l’opposera au destin qui le frappe. Après lui avoir refusé tout idéal politique et toute conception, c’est au moins une injustice à l’égard du sanglant aventurier, de lui contester la force morale au moment où la fortune se tourne contre lui. Capitaine de l’église, il ne vaut évidemment que par l’appui du

  1. le récit, répété par tous les historiens, qui attribue la mort du pape Alexandre VI et la maladie de César Borgia à un empoisonnement résultant d’une erreur commise par l’échanson, qui aurait confondu les vases et versé au papo la boisson que celui-ci réservait à son hôte le jour du repas chez le cardinal de Corneto, a pour origine une lettre écrite de Ségovie par Pier Martire da Anghiera, le 10 novembre 1503, c’est-à-dire trois mois après l’événement. Ce qui fit surtout croire à un empoisonnement, c’est l’aspect que présentait le cadavre exposé dans Saint-Pierre pour le baisement du pied : la face était noire et le corps démesurément enflé. Le peuple, en sortant de Saint-Pierre, répandit le bruit d’un empoisonnement : la simultanéité de la maladie de César (qui avait évidemment la infime origine que celle de son père) donna encore créance à la même opinion ; c’est ainsi que s’établit la tradition. Mais les faits sont les faits : le repas chez le cardinal de Corneto eut lieu le 5 août ; le pape et César tombèrent malades le 10 ; le 13, on annonça dans Rome la gravité de leur état à tous deux ; le 15, le mal augmenta, et Alexandre ne mourut que le 18, c’est-à-dire treize jours après le repas chez Corneto. Naturellement, le Diarium de Burkardt ne parle que de la fièvre : « Le 12, après vêpres, entre vingt et une et vingt-deux heures, le pape a été atteint de la fièvre, qui ne l’a pas quitté. » Giustiniani, l’envoyé vénitien, et Costabili, l’envoyé de Ferrare, l’ont vu le 11 sur son lit ; et, jour par jour, ont informé leur gouvernement sans une seule fois manifester de soupçons. Le pape leur a même parlé de sa dyssenterie et a fait allusion aux nombreux malades et aux cas de mort qu’on signalait dans la ville. On était en août, la chaleur à Rome était excessive ; une fièvre pestilentielle régnait ; le cardinal Borgia de Montréal, archevêque de Ferrare, avait été enlevé par l’épidémie cinq jours avant le souper chez le cardinal. En somme, c’est Guicciardini qui a fait le sort de la légende de l’empoisonnement en lui donnant ses grandes entrées dans l’histoire ; mais M. Thuasme, qui vient de publier une édition de Burkardt avec notes et commentaires, ne trouve pas trace d’une telle assertion et reste indécis. Comme il faut toujours chercher une raison aux meurtres commis par les Borgia, raisons presque toujours simples, vraies et évidentes (car ils tuaient ou par colère ou par calcul), on ne comprend pas bien pourquoi Alexandre VI aurait attenté aux jours du cardinal de Corneto, et, surtout, se serait précisément rendu chez lui à cette intention. Corneto n’est pas un ennemi direct, pas plus qu’aucun de ses convives. Cette erreur d’un échanson qui confond les vases contenant le poison, rapprochée de la circonstance des treize jours qui s’écoulent entre le souper et la mort d’Alexandre, donne au fait de l’empoisonnement un air de fable. L’assertion, il faut le reconnaître, a trouvé crédit chez les historiens, grâce à l’horrible réputation du pontife et de son fils César. Tout le XVIIe et le XVIIIe siècles l’ont acceptée comme un fait sans peser les circonstances.