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traits des derniers Valois ; l’homme de guerre, dur, impitoyable, rude au combat, étudie la coupe et la couleur de ses habits, dessine ses épées et discute la monture de ses colliers. Les courtisans de France, le voyant déployer à Chinon ce luxe outré et prétentieux, ont dit de lui : « Il a vaine gloire et bombance sotte. » Comme Henri III, il se couvre de satin et porte des perles jusque sur sa chaussure ; encore d’église, il se plaît à revêtir des costumes étranges ; un jour, on le voit en cavalier espagnol ; une autrefois, il se montre sous l’habit des gentilshommes français, et quand son père va en grande pompe visiter Santa Maria della Pace, à côté de Zizim, le prince oriental, hôte du Vatican, César, cardinal, paraît sous le caftan turc, coiffé du turban des infidèles. Cependant son attitude favorite, c’est la méditation ; son penchant, c’est le silence ; il parle peu et par sentence, il a le geste rare et semble toujours absorbé, roulant constamment dans sa main une boule d’or qui contient des parfums énervans et qu’il ne quitte pas plus que son poignard. On le voit refuser des mois entiers l’audience aux ambassadeurs, qui se morfondent, et quand il les admet, il les reçoit couché. Son père lui reproche souvent sa manie de faire de la nuit le jour. Collenucio, envoyé auprès de lui par le duc de Ferrare, raconte qu’il veillait toutes les nuits jusqu’à quatre heures, cosa rarissima ed’ eccezionale. Il lui arrivait souvent d’envoyer un de ses capitaines porter ses excuses ou rendre une réponse aux premières heures du jour car, à peine levé, il expédiait les affaires et, infatigable au travail, mettait ses secrétaires sur les dents. Chez lui, ce goût de la réclusion tient à un calcul et Aient d’un trait de son caractère ; chaque fois qu’il paraît, il veut frapper la foule et ne peut supporter d’être le second nulle part. Tout jeune, on l’a vu prendre le pas sur Gonzalve de Cordoue et susciter les plaintes de l’Espagne. A Rome, pendant le jubilé de 1500, où chaque jour tous les princes et les ambassadeurs assistent en pompe aux cérémonies, il ne paraît pas, au grand scandale du pontife. La foule le cherche dans les cortèges, elle l’attend, et il reste enfermé ; couché sur son lit, élégamment vêtu, suivant pendant des heures les coups de dés de ses capitaines, il se plaît à ces jeux de la fortune ; on dirait qu’il cherche à deviner la loi qui préside à ses caprices. Mais, tout d’un coup, quand le jubilé va finir, au jour désigné pour la visite du pape aux quatre basiliques, Borgia paraît, entouré de tous ses gentilshommes en vestes de brocart, velours et or, précédé de cent estafiers aux couleurs de France, rudes prétoriens portant sur la poitrine, en grandes lettres brodées en argent, le nom de CÉSAR.

La foule n’a plus d’yeux que pour lui ; elle aime la beauté, la jeunesse et la force, et oublie le reste. D’ailleurs, même pour les humbles, il y a une attraction et un mystère irritant dans ce contraste