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tous ces ambassadeurs qui ont dénoncé à leurs souverains le nom du meurtrier ; on va voir, au milieu des pompes de l’église, s’avancer Caïn, revêtu de la pourpre. Le cardinal légat arrive au pied du trône, il s’incline ; son père, encore plein du souvenir de Gandia ; ouvre silencieusement les bras et le baise au front sans mot dire[1].

Après avoir tout lu, tout compulsé, on ne peut pas encore, à l’appui des dépêches parties alors de Rome, et comme justification des échos de l’indignation publique, produire un document décisif, irréfutable, qui nous montre la main de César dans le meurtre de son frère. Pourtant, alors que la plupart des procès de l’histoire peuvent être révisés, celui-ci ne le sera pas. C’est qu’à partir du moment où Gandia a disparu, l’ambitieux César, poursuivant le but qu’il s’est fixé, va accomplir, avec une logique irréprochable, les actes qui lui permettront de l’atteindre et tirer les conséquences de son crime. Il va renoncer à la pourpre, ramasser le gonfalon tombé des mains de son frère, se substituera lui dans ses dignités et ses commandemens et tenir à sa place l’épée de l’église ; par l’épée, il arrivera à la couronne. Is fecit cui prodest.

Mais le père, le pontife, a donc pardonné ? .. Alexandre a fait mieux encore, il a profité de la situation nouvelle que le meurtre a créée. Après une enquête aussi habile qu’elle a été longue et consciencieuse (car il est expert aux menées ténébreuses), le pontife a découvert avec horreur le nom du meurtrier. Dans Rome, on sait qu’il tremble devant ce fils qui ne recule pas devant le meurtre d’un frère ; mais il y a un résultat pratique à tirer de l’énergie épouvantable et de l’ambition démesurée de César, et l’appétit de la puissance, la force de la nature, le désir effréné de jouir, d’enrichir ses enfans et de faire d’eux des princes et des rois, reprennent vite en lui le dessus, et étouffent le souvenir de Gandia. Désormais, Alexandre sera le complice de son fils et servira ses projets ; dès les premiers jours de 1498, il introduit au consistoire la demande du cardinal de Valence, qui aspire à redevenir séculier, « n’ayant embrassé la carrière ecclésiastique que contraint et forcé. » Sûr des votes du collège, le pape n’attend point sa décision et le résultat de l’enquête : tout viendra à son heure. César libre, il lui faut une alliance politique avantageuse ; il la prépare d’avance. Par Gandia, duc de Rénovent, le saint-siège avait des droits au trône de Naples ; Alexandre songe à unir son fils à Charlotte d’Aragon, la propre fille du roi qu’il vient de couronner et qu’il s’apprête à trahir. Mais Frédéric déclare qu’il ne veut pas donner sa fille « à

  1. Burkardt, qui a introduit le cardinal, mentionne le baiser donné au fils par le père ; il marque la froideur de l’accueil par ces mots : Non dixit verbum papas Valentinus nec papa sibi, sed eo deosculato descendit de solio.