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Gandia au titre de duc de Bénévent avec droit d’hérédité (qui lui crée des droits éventuels au trône de Naples) vient mettre le comble à la jalousie de César. Depuis longtemps, il étudie le milieu où il évolue ; il pèse les circonstances, calcule les chances de la politique et attend l’heure propice. Les succès de Gandia le déterminent ; il sortira avec effraction de l’impasse où il est enfermé, et ; brisant le cercle ecclésiastique pour ceindre l’épée, deviendra capitaine ; capitaine, il sera duc ; duc, il sera roi,.. ou il succombera : Aut Cæsar, aut nihil. Son frère s’est mis entre lui et le trône ; il tuera son frère. Le plan une fois conçu, le drame va courir au dénoûment avec une effroyable rapidité. Le 10 août 1496, Giovanni est arrivé à Rome ; en octobre, il est fait capitaine général ; à la fin de la campagne, le 7 juin 1497, il reçoit l’investiture du duché de Bénévent, prix de ses services et fruit du contrat par lequel Alexandre donne au nouveau roi de Naples l’investiture du saint-siège. Le 9 du même mois, César est désigné comme légat au couronnement du souverain. Il va partir, mais, six jours après la promulgation de la bulle, au moment où Gandia, lui aussi, va quitter Rome pour suivre son frère et prendre possession de son nouveau duché, son corps sanglant, roulé par les flots du Tibre, encore paré de ses bijoux, enveloppé dans son manteau et percé de neuf blessures, est ramené sur la rive du fleuve par des bateliers.

La nouvelle du meurtre parvient au Vatican ; Alexandre VI, attéré, s’enferme dans ses appartemens et ne veut voir personne ; ce pontife puissant, jovial, toujours en santé robuste, sanglote comme une femme ; à travers la porte close, les camériers entendent ses gémissemens mêlés d’imprécations. Dès le premier moment, il a lancé ses émissaires ; il lui faut le meurtrier, il cherche déjà pour lui des supplices. Rome tout entière est émue, et les partis se renvoient les accusations ; mais tout bas, dans la foule, on murmure le nom de César[1]. A la faveur de la nuit, une main inconnue trace sur la porte de la bibliothèque Vaticane une imprécation poétique, allusion transparente à l’écusson des Borgia :

  1. L’assassinat de Gandia est l’objet, de la part de Burkardt, le maître des cérémonies d’Alexandre VI, dans son Diarium, du récit le plus minutieux. Les notes que M. Thuasne a ajoutées à l’édition complète, en langue latine, corroborent encore ce récit par des rapprochemens. En somme, la plupart des ambassadeurs ont désigné César pour le meurtrier, et maintenant que nous sommes en possession d’une leçon du Diarium aussi authentique qu’elle peut l’être, nous pouvons avec plus de certitude donner pour second mobile à l’assassinat de Gandia par son frère la jalousie qu’il avait conçue contre son rival. Gandia aurait été comme lui l’amant de dona Sancia, mariée à Gioffre, troisième fils d’Alexandre (quam et ipse cognoscebat carnaliter, dit Burkardt). — Machiavel, lui, cite Lucrèce comme objet de la jalousie de César ; mais l’idée d’ambition domine tout, et les ambassadeurs, celui de Ferrare surtout, Pigna, ne s’y sont point trompés.