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II.

Si l’historien de Rome au moyen âge fait du fils d’Alexandre « le héros du crime et le type du démon incarné, » il reconnaît aussi que ce « fils d’un pontife infâme aspira à de grandes choses, à rien moins qu’à ceindre le diadème de roi d’Italie. Peut-être même, ajoute Gregorovius, méprisa-t-il assez les hommes pour s’imaginer qu’il aurait pu parvenir au pontificat, ayant été évêque et cardinal[1]. » Non, malgré la rigueur des temps, malgré la démoralisation du sacré collège, où on achetait les votes par contrat enregistré (quitte à ne plus tenir ses engagemens une fois élu, comme Alexandre en usa vis-à-vis des cardinaux Orsini et Savelli), César savait que, fils d’un pape, il ne ceindrait jamais la tiare ; et ce qui fait le prix du monument que nous considérons ici, c’est que justement, au moment où il exprimait ainsi ses ambitieux désirs, les vœux du fils d’Alexandre étaient frappés de stérilité. Entre le pouvoir et lui se dressaient deux obstacles qui, pour tout autre, eussent été infranchissables : la carrière ecclésiastique et l’existence de son frère aîné. Giovanni, duc de Gandia, plein de vie, plein de courage, séculier, brillant capitaine, déjà gonfalonier de l’église, et demain duc de Bénévent, le primait de par son droit de naissance, et parce qu’il partageait avec lui l’extraordinaire affection qu’Alexandre VI portait à tout ce qui était la chair de sa chair. Eût-il été délié de ses vœux, le cardinal de Valence n’eût donc encore été que le second ; aussi, renoncer à la pourpre et supprimer son frère : tel est le premier acte de César, tel est le début de sa sanglante carrière.

C’est le 10 août 1496, au moment où Alexandre VI a conçu le projet d’en finir avec les barons romains qui tiennent son pouvoir en échec, et de partager leurs biens entre ses propres enfans, qu’ayant eu besoin d’un bras souple à ses volontés pour la conduite de la campagne à entreprendre, le pontife a spécialement rappelé de Valence son fils aîné, qui y avait été élevé, et l’a reçu en grande pompe aux portes de Rome. Après l’avoir comblé de dignités, Alexandre lui donne le commandement général des troupes du saint-siège, c’est-à-dire la place que César ambitionne. Dans toutes les cérémonies publiques, au lendemain de chaque victoire, à la célébration de chaque triomphe remporté sur les barons, Borgia n’est déjà plus que le second. Il représente le pouvoir spirituel et l’église, quand son frère aîné tient l’épée du saint-siège, et, grâce à l’épée, ne connaîtra plus de bornes à sa fortune. L’élévation de

  1. F. Gregorovius, Histoire de la ville de Rome au moyen âge, vol. VIII, p. 36.