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« Empire d’Orient. » La fameuse « poussée vers l’Orient, » le Drang nach Osten, s’impose à la politique austro-hongroise, dont l’influence sur le bas-Danube et dans la péninsule devient prédominante. L’occupation de Salonique et de la Macédoine ouvrirait la route vers Constantinople. Le chemin de fer, qui bientôt reliera directement Vienne à Stamboul, sera comme un premier lien entre les deux capitales. Si ce qui reste de l’empire ottoman, dont les jours sont comptés, doit être occupé, un jour, par l’une des grandes puissances, il est évident que l’Autriche se trouvera mieux placée que nulle autre pour recueillir la succession de « l’homme malade, » au moment de son décès, et elle peut compter plus que la Russie sur l’appui ou la complicité de l’Europe. Toutes les provinces de la péninsule, groupées sous l’égide de l’Austro-Hongrie, formeraient le plus magnifique domaine que l’on puisse imaginer. Quand on sait que l’occupation de la Bosnie a été la pensée personnelle et persistante de l’empereur François-Joseph, qui oserait dire que ces visions de grandeur ne hantent pas le burg impérial ? Mais, d’autre part, les Hongrois ne désirent nullement augmenter la prépondérance de l’élément slave, et les Allemands, serrés de près par les revendications des Polonais, des Tchèques et des Slovènes, ne sont guère portés à rechercher de nouveaux agrandissemens. Les ministres dirigeans affirment qu’ils ne veulent pas dépasser les limites tracées par le traité de Berlin. Le précédent chancelier, M. de Haymerlé, que j’ai rencontré comme ambassadeur à Rome en 1880, ne voulait pas entendre parler d’aller à Salonique, et M. de Kalnoky tient le même langage. Toutefois, les circonstances l’emportent souvent sur les volontés humaines, et quand le bras est pris dans un engrenage, le corps y passe, quoi qu’on fasse. Quand le chemin de fer ouvrira au commerce autrichien l’accès direct de la mer Egée et que l’armée impériale, à Novi-Bazar, n’en sera éloignée que de deux étapes, l’Autriche ne pourra évidemment tolérer qu’une insurrection prolongée ou l’anarchie permanente mette en péril cette voie de communication d’un intérêt capital pour elle. Si la Porte ne parvient pas à régler d’une manière satisfaisante la situation de la Macédoine, conformément à l’article 23 du traité de Berlin, il est à croire qu’un jour viendra où le gouvernement austro-hongrois sera forcé d’intervenir pour mettre l’ordre dans cette malheureuse province, de la même façon qu’il a été amené à occuper la Bosnie-Herzégovine. Le Drang nach Osten lui aura forcé la main.


EMILE DE LAVELEYE.