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lieu de la sépulture, qui devient sacré. Les environs de Serajewo sont partout occupés par des cimetières. Cette façon d’accepter tout ce qui arrive comme le résultat de lois inéluctables donne certes au caractère musulman un fond de mâle stoïcisme qu’on admire malgré soi. Mais ce n’est pas une source de progrès, au contraire. Celui qui trouve tout mauvais, et qui aspire au mieux, agira vigoureusement pour tout améliorer. Dans le christianisme, il y a un côté ascétique où l’on trouve la résignation musulmane ; mais, d’autre part, les prophètes et le Christ protestent et s’insurgent, avec la plus éloquente véhémence, contre le monde tel qu’il est et contre les lois naturelles. De toute leur âme ils aspirent vers un idéal de bien et de justice qu’ils veulent voir réaliser, même en livrant l’univers aux flammes, dans ce cataclysme cosmique décrit dans l’évangile comme la fin du monde. C’est cette soif de l’idéal qui, entrée dans le sang des peuples chrétiens, fait leur supériorité en les poussant de progrès en progrès.

Voici encore d’autres causes qui feront ici, comme partout, déchoir les musulmans relativement aux rayas, du moment qu’ils ne seront plus les maîtres et que l’égalité devant la loi régnera. Le vrai mahométan ne connaît et ne veut connaître qu’un livre, le Koran. Toute autre science est inutile ou dangereuse. S’il est faux qu’Omar ait brûlé la bibliothèque d’Alexandrie, il est certain que les Turcs ont réduit en cendres celles des rois de Hongrie et de la plupart des couvens qu’ils ont pillés, lors de la conquête de la péninsule balkanique. Le Koran est à la fois un code civil, un code politique, un code de religion et un code de morale, et ses prescriptions sont immuables : donc il pétrifie et immobilise. Certes, le Koran est un beau livre, et on ne peut nier qu’il ait donné à ses sectateurs une fière trempe, tant qu’ils ne s’en sont pas émancipés : nul n’est plus profondément religieux qu’un musulman. Toutefois, c’est une grave lacune pour le Bosniaque, à la fois musulman et Slave, de ne pas comprendre le livre qui est tout pour lui, ni même les prières qu’il récite tout le jour et dans toutes les circonstances de sa vie. Cela ne peut manquer de produire dans l’esprit un terrible vide. On objectera que les paysans catholiques, à qui on défend de lire la Bible en leur langue, et qui n’ont pour toute cérémonie de culte que la messe en latin, sont dans la même situation ; mais ce n’est pas d’eux non plus que part le branle de ce que l’on appelle le progrès. Lentement, mais inévitablement, les musulmans de la Bosnie, autrefois les maîtres et aujourd’hui encore les seuls propriétaires du pays, descendront dans l’échelle sociale, et ils finiront par être éliminés. L’Autriche ne doit nullement les molester, mais elle aurait tort de les favoriser et de trop s’appuyer sur eux.

Ceux qui s’élèvent le plus rapidement et qui profiteront le plus