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sûr. Le mahométan de l’ancien régime est religieux et il a peu de besoins ; il est ainsi empêché de s’emparer du bien d’autrui par sa foi et il est peu poussé à le faire, parce qu’il ne lui faut presque rien. Otez-lui sa religion et créez en lui les goûts du luxe que nous appelons civilisation, et, pour gagner de l’argent, rien ne l’arrêtera, surtout dans un pays où la concussion rapporte beaucoup et le travail très peu.

C’est en Bosnie, dans ce centre de pur mahométisme, qu’on peut voir combien la vie du musulman est simple et peu coûteuse. Quand on pense aux harems, on s’imagine volontiers des lieux de délices où sont réunies toutes les splendeurs de l’Orient. Mme Moreau, qui les a souvent visités, nous dit qu’ils ressemblent plutôt, sauf dans les demeures des pachas ou des begs très riches, à des cellules de moines. Un mauvais plancher à moitié caché par une natte et par quelques lambeaux de tapis usés ; les murs blanchis à la chaux ; aucun meuble, ni table, ni chaise, ni lit. Tout autour, de larges bancs de bois recouverts de tapis, où l’on s’assied le jour et où l’on se couche la nuit. Les grillages de bois qui ferment les fenêtres y font régner une demi-obscurité. Le soir, une chandelle ou une petite lampe éclaire ce triste séjour d’une lumière blafarde. Le selamlik, l’appartement des hommes, n’est ni plus élégant ni plus gai. L’hiver, il y fait un froid cruel ; les menuiseries mal faites ne joignent pas et laissent passer la bise, et le toit, peu entretenu, la neige et la pluie. Le mangal de cuivre, semblable au brasero des Espagnols et des Italiens, ne chauffe que quand les charbons sont assez incandescens pour vicier l’air de leurs vapeurs d’acide carbonique. La femme ne s’occupe guère de la cuisine et les mets sont toujours les mêmes. Une sorte de pain sans levain, pogatcha, très lourd et dur, une soupe, tchorba, faite de lait aigri, de lambeaux de mouton rôti, l’éternel pilaf, riz entremêlé de débris d’agneau hachés, et enfin la piptu, plat farineux et doux. Le grand plateau de cuivre, tepschia, sur lequel sont réunis tous les plats, est déposé sur un support en bois. Il y a autant de cuillères de bois que de convives. Chacun, assis à terre, les jambes croisées, se sert avec les doigts. A la fin de chaque repas, l’aiguière passe à la ronde, on se lave les mains et on se les essuie à du linge fin, admirablement brodé, et puis viennent le café et le tchibouk. Le beg ne dépense d’argent que pour entretenir des serviteurs et des chevaux ou pour acheter de riches harnais et de belles armes, qu’il suspend aux murs du selamlik. Chez les musulmans de la classe moyenne, on ne prépare de mets chauds qu’une ou deux fois par semaine. Cette façon de vivre très simple explique deux traits particuliers des sociétés mahométanes : premièrement pourquoi les musulmans font si peu pour gagner de l’argent ;