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première pièce est complètement noircie par la fumée qui, faute de cheminée, envahit tout jusqu’à ce qu’elle s’échappe à travers les interstices du toit. La charpente en est visible ; il n’y a point de plafond. A la crémaillère est suspendue une marmite où cuit la bouillie de maïs, qui est la principale nourriture du paysan. Trois escabeaux en bois, deux vases en cuivre, quelques instrumens aratoires, voilà tout le mobilier ; ni table, ni vaisselle ; on se croirait dans une caverne des temps préhistoriques. Dans la chambre à coucher, ni chaise, ni lit ; deux coffres pour tout mobilier. Le kmet et sa femme couchent sur la terre battue, recouverte d’un vieux tapis. Dans un coin, un petit poêle bosniaque qui lance sa fumée, à travers la cloison de terre glaise, dans l’âtre attenant. Ici les murs sont blanchis : quelques planches forment un plafond, et au-dessus, dans le grenier, sont accumulées quelques provisions. Le kmet ouvre l’un des coffres et nous montre avec fierté ses habits de fête et ceux de sa femme. Il a récemment acheté pour celle-ci une veste en velours bleu toute brodée d’or, qui lui a coûté 160 francs, et pour lui un dolman garni de fourrures. Depuis l’occupation, nous dit-il, quoiqu’il paie la tretina, il a pu faire des économies, parce que les prix ont beaucoup augmenté et il ose mettre ses beaux habits le dimanche, parce qu’il ne craint plus d’être rançonné par le fisc et les begs. L’autre coffre est tout rempli de belles chemises brodées en laines de couleur : elles sont faites par sa femme, qui les a apportées en dot. Voilà bien les peuples enfans : ils songent au luxe avant de soigner le comfort ; ni table, ni lit, ni pain, mais du velours, des broderies et des soutaches d’or. Cette absence de mobilier et d’ustensiles explique comment les Bosniaques se déplacent, émigrent et reviennent si facilement. Un âne peut emporter tout leur avoir. On voit clairement ici comment la condition des infortunés rayas, si longtemps opprimés et dépouillés, peut s’améliorer. Fixez la rente et l’impôt au taux actuel : le kmet, assuré de profiter de tout le surplus, améliorera ses procédés de culture, et les progrès de la civilisation l’enrichiront et l’émanciperont. Déjà le bienfait de l’occupation est considérable, parce que les agas ne peuvent plus réclamer que la rente qui leur est due.

Le soir, je dîne chez le consul de France, M. Moreau. Je n’avais point pour lui de lettre d’introduction du foreign-office français ; mais le nom de la Revue des Deux Mondes est le sésame qui m’ouvre toutes les portes. Quel charme de se retrouver si loin, à une table hospitalière, présidée par une maîtresse de maison gracieuse et spirituelle, et d’y jouir à la fois de toutes les élégances de l’esprit, des arts et, osons l’ajouter, de la bonne chère, à laquelle on devient très sensible quand on en est depuis longtemps privé ! M. Moreau, comme le consul d’Angleterre, habite une grande maison turque