Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/329

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me cite de nombreux faits qui mettent en relief cette aptitude spéciale des juifs. Ils ont eu confiance dans l’administration autrichienne et en ont prévu les conséquences favorables. Après les rudes combats qui ont précédé l’entrée des troupes impériales à Serajewo, le désarroi général et la fuite de beaucoup de musulmans firent tomber les immeubles à vil prix. Avec leur flair habituel, qui prouve la rectitude et la force du raisonnement, ils sont venus, ont acheté, et, en trois ou quatre ans, ils ont triplé leurs placemens. Quand on songe à l’avenir réservé à Serajewo, on peut sans crainte prédire un accroissement de valeur considérable pour toutes les propriétés foncières dans la ville et dans ses environs.

Les appartemens occupés par le prélat sont au premier. La porte qui y donne accès est en tôle de fer très épaisse, et les fenêtres du rez-de-chaussée sont défendues par de solides barreaux : c’est un vrai fortin. Précaution bien naturelle dans un pays où les insurrections musulmanes ont été si fréquentes et si meurtrières. Les begs n’osent remuer maintenant, mais, le cas échéant, comme ils égorgeraient volontiers les Autrichiens et surtout les évêques étrangers ! L’ameublement des salons et de la salle à manger est extrêmement simple : Ne quid nimis ; mais la chère est bonne et le vin hongrois chaud et parfumé. Mgr Stadler prétend qu’il existe encore un certain nombre de bogomiles ou albigeois qui, ne s’étant pas convertis à l’islamisme comme les autres, ont conservé leurs doctrines secrètement ou dans les villages écartés : « Tandis que le métropolitain du rite grec, ajoute-t-il, me reproche d’acheter des prosélytes, ailleurs on m’accuse de tiédeur et d’apathie. On ne comprend pas les difficultés que rencontre ici la propagande, je ne dirai pas, parmi les musulmans, qui s’y montrent complètement réfractaires, mais même auprès des fidèles du rite oriental. Leur culte se confond intimement en eux avec leur race. Leur parlez-vous de la supériorité du catholicisme, ils vous répondent : « Je suis un Serbe. » Serbes ils sont en effet de langue et de sang. Leur proposer d’abandonner leur confession, c’est leur demander de renoncer à leur nationalité. Au XIIe et au XIVe siècle, on voit les magnats bosniaques se faire successivement bogomiles, grecs et catholiques. Aujourd’hui, chacun est barricadé dans son rite, et les conversions seront très rares. »

L’après-midi, Mgr Stadler nous conduit aux établissemens des sœurs, qui ont éveillé à un si haut degré les susceptibilités des autres cultes. Elles ont fondé une école d’enseignement moyen pour filles à Serajewo, en plein quartier musulman. L’argent ne leur manque pas, car elles ont construit un solide bâtiment en pierres, avec de nombreuses classes, et de vastes dortoirs au second en vue de l’avenir. Un grand jardin fournit les légumes et offre un bon emplacement pour les récréations. Les sœurs ont une