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près de la Circé et par le chant des sondeurs. Allons, c’est bien le départ, cette fois, la fin de cette étape de ma vie ; et toutes les fins sont tristes (même celle de l’exil), à ce qu’il paraît.


Dimanche, 16 décembre 1883.

Un temps encore splendide. Dès le matin, c’est l’agitation des derniers préparatifs du départ ; à neuf heures, la Corrèze doit appareiller. Ils sont là, tous mes fidèles, Sylvestre et mes gabiers, se gênant les uns les autres pour finir de corder mes bagages ; faisant queue à ma porte pour me dire adieu. Cela fait du bien de se sentir regretté par de si braves enfans.

Les camarades du « carré » m’embrassent ; il y en a de mal éveillés, habillés à la diable pour me reconduire, — et quand il faut franchir cette coupée, descendre dans le canot qui m’attend, j’éprouve un cruel serrement de cœur.

— La Corrèze est en appareillage, déjà presque en marche, quand une jonque, celle du mandarin, se dépêche d’arriver en faisant des signes pour qu’on l’attende : c’est le Chinois vert qui m’envoie des boîtes d’un certain thé très fin pour la route.

Nous passons près de la Circé, où l’équipage est en rang sur le pont, à l’inspection du dimanche matin. Des casquettes d’officiers, des bonnets de matelots s’agitent pour me dire adieu, et je me sens triste à pleurer quand tout cela s’éloigne, — quand la baie de Tourane se referme lentement derrière ses montagnes familières, — quand la mâture de la Circé, longtemps suivie des yeux, finit par disparaître.


XIV.

Cela s’enfuit très vite, s’efface dans le bleu. Avant midi, nous sommes au large.

Alors vient cette paix de la mer, de la mer qui change et anéantit tout ; c’est comme un trait final tiré à jamais sur ce temps qui vient de s’accomplir. Et, au milieu de cette paix-là, voici que, dans ma tête, la Circé et la baie de Tourane s’effondrent brusquement, s’évanouissent comme dans un extrême lointain, me laissant à peine un souvenir.

Je savais bien que cela passerait, mais cette rapidité me confond. En somme, il n’y a jamais eu que l’amour qui ait pu m’attacher d’une façon un peu durable à certains lieux de la terre...


PIERRE LOTI.