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— un Landais, — rêvait à ses bois de plus sans doute. Quant à moi, je cherchais à me figurer que j’étais en Dalmatie; l’illusion avait commencé d’elle-même, amenée par cet air vif des hauteurs, par ces immenses pentes boisées et cette mer au loin...

Le pays de Cattaro, les campagnes pastorales sur le versant de l’Adriatique, — vraiment ce coin de l’Asie y ressemblait. Des amaryllis rouges, fleurs chinoises, imitaient ces teintes éclatantes que les grenadiers de là-bas jettent sur les montagnes, et des arbustes à fleurettes blanches jouaient les buissons de myrtes.

En fermant à demi les yeux, pour regarder comme à travers un voile, je m’enfonçais peu à peu dans mon rêve, profondément. Elles se représentaient très nettes, très compliquées, très vivantes, mes impressions de ce pays-là ; elles se représentaient presque cruelles, avec la tristesse poignante des choses passées qui ne doivent jamais, jamais revenir... Le golfe de Cattaro, — un tiède automne un peu mélancolique, — des contemplations à la lisière des bois, — des sommeils sous les myrtes, — et certaine petite fille d’Herzégovine promenant chaque jour ses moutons dans des solitudes tranquilles...

— Au milieu de ce silence de la montagne et de l’espace, un léger bruissement tout à coup ! — Des mains assez fines, qui semblaient gantées de gris, écartaient des branches, et on nous regardait : deux grands singes !.. Espèces d’orangs, à visage d’homme tout rose et à barbe blanche. Ils devaient être depuis longtemps derrière nous ; ayant deviné que nous ne travaillions à rien de méchant, ils nous examinaient avec une intense curiosité humaine, en clignant très vite de leurs yeux clairs.

Le matelot, sans même sourire, leur esquissa une révérence, puis, de la main, leur fit un de ces gestes aimables qui signifient dans toutes les langues : « Mais, messieurs, veuillez donc prendre la peine, etc... Nous sommes trop heureux... »

Cela les effraya, et, retombant à quatre pattes comme de simples bêtes, ils partirent au galop.

Nous les suivîmes des yeux, dans leur fuite parmi les jasmins et les buissons verts.

En courant, ils ne ressemblaient plus qu’à de grands févriers, n’ayant gardé d’humain que leur tête inquiétante et leur barbe de vieillard.


XII.

...Des pas traînans sur les dalles, et le bruit d’un sanglot. — Il y avait longtemps que je me tenais tranquille dans un recoin obscur de cette pagode, m’embrouillant à dessiner les monstres, les