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Nous arrivâmes au bout du jardin, à un vieux kiosque tapissé de roses en espaliers, où elles entrèrent. Il n’y avait là que deux ou trois chaises, où s’assirent, après quelques cérémonies, les plus anciennes, — les manches à gigot et les tailles empire.

Toujours le chaud crépuscule d’été, les parfums de foins et de fleurs. Mais les jeunes filles ne chantaient plus, et leur assemblée avait pris tout à coup pour moi le caractère d’une chose extrêmement solennelle.

Celles qui étaient restées debout ouvrirent une armoire dissimulée dans l’épaisseur du mur et en tirèrent, pour me la montrer, une petite robe d’enfant qu’on avait cachée là... Relique de mort, ou présage de vie?.. Elles me la présentaient avec des sourires de mystère et de silence, et moi je comprenais, et en regardant cette petite robe, j’éprouvais une émotion douce, tendre, si poignante et si forte que je m’éveillai...

Alors ce fut fini ; le charme rompu ; le sens brisé et pour jamais impossible à ressaisir.. Ce crépuscule d’été, ces jeunes filles, ce parfum de vieux temps, tout cela en moins d’une minute avait fui dans le monde instable et ténébreux des visions. Je retrouvais le grand jour de deux heures, ma chambre de bord et le pays d’exil.

Tu-Duc était là, qui dormait à mes pieds, et je vis aussi Sylvestre masquant ma fenêtre avec ses épaules larges : il achevait de conclure un important marché de bananes avec La Lune, qui se tenait dans sa pirogue à l’extérieur et dont on apercevait la grosse figure joufflue. Cette Lune (rien de commun avec celles trop nombreuses de mon rêve) est une marchande annamite, âgée de dix-huit ou vingt ans, qui vient chaque jour vendre des fruits le long de la Circé ; elle répond à ce nom de La Lune, que les matelots lui ont donné parce qu’elle est toute ronde.

Avec des minauderies, elle allongeait son bras potelé, sa main jaune, et voulait compter elle-même ses cent sapèques, comme pour en éviter la peine à Sylvestre. Mais lui répondait à voix basse de peur de m’éveiller : « Non pas, non ; parce que, tu comprends, toi coquine, La Lune, toi voleuse... » Et il égrenait à regret le dernier chapelet de pièces de cuivre, qui représente à présent toute ma fortune.

(Je crois que c’est cette figure étonnée et comique de La Lune qui jette sur tout cela son reflet drôle ; pour qui ne l’a pas vue, ma petite histoire ne veut rien dire.)

Derrière eux, un fond assez beau. C’était, dans la lumière claire, cette grande montagne où passe la route de Hué, cette Porte des Nuages qu’il faut franchir avant d’arriver à la ville du roi invisible; et puis toujours, sur la mer lourde, la foule des jonques...