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réglé d’avance. L’empire chinois est une société politique sans institutions ; il n’en a pas d’autres que l’organisation patriarcale de la famille et les observances qui s’y rattachent, les hommages religieux rendus à la mémoire des ancêtres, les cérémonies et les pratiques destinées à perpétuer leur souvenir. Les dix-huit provinces dont se compose l’empire sont autant de royaumes séparés ; mais de l’est à l’ouest et du nord au midi, on a les mêmes mœurs, on observe les mêmes rites, et la Chine est moins un peuple qu’une immense famille de 300 millions d’hommes, dont le chef suprême est le patriarche des patriarches, en même temps qu’il est le Fils du ciel.

Le royaume fleuri diffère à ce point de tout ce que nous connaissons qu’avec des lunettes troubles et un peu d’imagination on peut y voir tout ce qu’on veut. Le père Jouvency le louait d’avoir reconnu l’unité de Dieu et conservé, dans tous les temps, l’adoration de l’Être suprême, et il est certain que de toutes les religions du monde celle des Chinois est la moins mythologique. Les dominicains les accusaient d’athéisme, et il est également certain que, dans l’empire du Milieu, le dieu visible cache l’autre, éternel absent à qui on n’a jamais affaire. D’autres missionnaires les traitaient d’idolâtres, mais l’idolâtrie n’est, en Chine, qu’une branche gourmande du culte des ancêtres. On y a beaucoup d’égards pour certaines divinités subalternes, qui ne sont que des grands hommes canonisés, dont on invoque les bons offices comme nous recourons à l’intercession des saints. Avant de se purger, on brûle des herbes odorantes sur l’autel du très illustre médecin Hwa-To, qui vécut au IIe siècle de notre ère. On tient aussi en grande considération un dieu de la guerre, nommé Kwan-Foo-Tse, célèbre guerrier du temps de la dynastie des Han d’Orient, qui, blessé d’une flèche empoisonnée, s’amusait tranquillement à jouer aux échecs pendant que son chirurgien l’opérait. Hwa-To et Kwan-Foo-Tse sont assurément des saints fort recommandantes et des ancêtres très étonnans ; mais la seule majesté qu’on soit tenu d’adorer est celle qui réside à Pékin dans la salle rose, « l’Homme unique et solitaire, » en qui se sont incarnés l’ordre du monde, la sagesse des cieux et qui connaît les secrets des vivans et des morts.

Quant aux philosophes du XVIIIe siècle, qui vantaient la tolérance des Chinois et leur savaient gré d’avoir compris que tous les cultes se valent et qu’ils doivent tous être soufferts, pourvu que la morale soit la même, ils avaient tort d’attribuer à l’indifférence une conduite inspirée par la politique. On fait en Chine la distinction des croyances nécessaires et de celles qui ne le sont pas, on y respecte les droits de l’imagination, on y souffre que chacun résolve à sa façon les questions qui n’intéressent ni l’ordre public, ni la police et la sûreté de l’empire. Toutes les religions y ont pénétré et ont été l’objet d’une curio-