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voluptueusement baroques, ses oiseaux parés et bariolés, est là-bas une caricature aussi fabuleuse que l’homme avec sa tête pointue et couronnée d’une flamme chevelue, ses révérences, ses ongles démesurés, sa vieille et intelligente gravité et sa langue enfantine composée de monosyllabes. Dans cette étrange contrée, la nature et l’homme ne peuvent se regarder sans rire ; mais ils ne rient pas tout haut, ils sont tous deux trop civilisés pour cela et trop polis, et en cherchant à contenir les éclats de leur gaîté, ils font les grimaces les plus bizarres. » Ainsi parlait Henri Heine, qui ne connaissait, à vrai dire, que la Chine des paravens et des potiches. Mais un Anglais, M. Hunter, qui a passé la meilleure partie de sa vie à Canton, convient que le royaume fleuri est pour l’Européen qui l’habite le pays des étonnemens et des surprises, que les fils de Han semblent s’être appliqués à prendre en toute chose le contrepied de nos idées, de nos opinions et de nos mœurs[1]. La Chine a décidé depuis des siècles, dans sa profonde sagesse, que le blanc était la couleur du deuil et le bleu celle du demi-deuil, que la chauve-souris était l’emblème du bonheur et le canard le symbole des félicités domestiques, que les pantalons ne conviennent qu’aux femmes, que les hommes doivent porter des jupes et ne jamais quitter leur éventail, que les habits n’auraient pas de poches, qu’on serrerait ses papiers dans ses bas et dans ses bottes, qu’il faut laisser les fourchettes aux barbares et se servir de bâtonnets pour pousser adroitement le morceau dans la bouche, qu’il convient d’écrire au pinceau dans des colonnes perpendiculaires et qu’un cavalier qui se respecte monte toujours à cheval du côté droit, que ce ne sont pas les ancêtres qui anoblissent leurs descendans, que ce sont les descendans qui anoblissent leurs ancêtres, que le secret de la médecine est le yin et le yang ou le principe mâle et femelle, et qu’au surplus on doit payer son médecin tant qu’on se porte bien et ne lui rien donner dès qu’on tombe malade.

Comment ne pas s’étonner, dans un pays où l’on voit partout des fleurs, sauf dans les jardins, et dont les habitans, qui semblent tenir beaucoup à la vie, n’ont pas de plus cher souci que de se munir longtemps d’avance d’un beau cercueil, dans un pays où il n’y a ni avocats, ni avoués, ni notaires et où personne ne sent le besoin d’en avoir, où les actions et les paroles sont gouvernées par une étiquette aussi rigide que compliquée, qui vous interdit sévèrement de demander à votre voisin des nouvelles de sa femme, de ses filles ou de ses sœurs, mais vous autorise à demander au premier venu quel est son âge et son nom très honorable, à quoi il répond : « Mon nom sans importance est Chung. » Il ne faudrait pourtant

  1. Bits of old China, by William C. Hunter. Londres, 1885.