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comme en Bretagne les journées d’automne; c’est une tristesse que nous n’avions pas prévue. A la tombée des nuits, on a parfaitement cette impression de novembre, qui serre le cœur comme un frôlement de la mort, et on se met à songer aux bonnes veillées de France, — à des flambées joyeuses au foyer de famille...

Nous endurons, par notre propre étourderie, une foule de privations. Un dénûment complet de ces petites choses usuelles qu’on emporte de France, et que rien ne remplace quand elles sont épuisées. Plus un sou dans nos bourses, faute de communications avec le reste du monde. Et plus de savon à bord : notre linge lavé par nos matelots, dans de l’eau saumâtre, et sentant le chinois.

La Circé est devenue, par la force des événemens, un réceptacle de toute sorte de monde : blessés, convalescens, interprètes, Matas annamites, naufragés Tonkinois, pirates d’Haïnan, l’élément jaune nous envahit de plus en plus, et il faut fermer sa porte aujourd’hui comme dans un mauvais lieu. Mais c’est amusant de voir la désinvolture avec laquelle les matelots savent traiter ce peuple à longs cheveux.


VI.

20 novembre 1883.

Plusieurs choses ont eu lieu depuis dix jours, choses héroïques ou baroques, divertissantes ou bêtes, et puis, les impressions du lendemain emportant celles peu profondes de la veille, le tout a passé sans laisser trace.

Un léger typhon, qui est venu rafraîchir notre air ; des gens indifférens, qui sont morts et qu’on a enterrés; des nouvelles vagues, arrivées de nos camarades de la compagnie de débarquement ; une ambassade et des cadeaux magnifiques, envoyés par notre gouvernement, en témoignage d’alliance, au roi d’Annam. (Cela s’est égaré en route; il a fallu courir après dans les villages.)...

Aujourd’hui, calme lourd. Samedi, jour de grand lavage à bord; midi, heure de sieste où, par hasard, je ne dors pas. Dans ma chambre, ça sent le chinois, une odeur qui nous a peu à peu imprégnés, nous, nos vêtemens, nos bibelots, tout. Mes bouddhas, mes éléphans, mes hérons mystiques sont correctement alignés sur mes étagères, par les soins de mon matelot, comme pour une inspection.

Près de moi, le grand enfant Sylvestre fourbit consciencieusement une lampe de pagode, en tirant un peu la langue à certains momens où ça devient difficile, — dans les recoins. Par mon sabord,