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tout être qui pense aborde, discute, et résolve une fois dans sa vie. Enfin, la rencontre et l’union, dans le génie de Pascal, des plus hautes facultés qui fassent le géomètre avec les plus rares qui fassent le grand écrivain, — lesquelles d’ordinaire se soutiennent et se corroborent si peu les unes les autres qu’au contraire elles s’excluent, — n’a pas dû contribuer médiocrement à fixer sur l’œuvre et sur l’homme une attention, pour ne pas dire une curiosité particulière. Je laisse bien d’autres raisons : celles-ci suffisent pour expliquer que tant de critiques, d’historiens, de philosophes ou d’érudits même se soient occupés de Pascal ; et aussi qu’au lieu de s’appeler Beffara, Taschereau, Bazin, — comme les biographes de Molière, — ils aient eu nom Vinet, Cousin et Sainte-Beuve ; je ne veux nommer que les morts. Non-seulement Pascal est, de tous nos grands écrivains, celui sur qui la critique s’est le plus exercée, mais encore aucun autre n’a eu des biographes ou des commentateurs plus illustres eux-mêmes.

Ont-ils tout dit ? et l’ont-ils si bien dit qu’il ne resterait plus rien à en dire qu’après eux et d’après eux ? Je voudrais ne pas le croire ; et malheureusement, je ne m’en sens jamais si convaincu que quand je lis un livre où l’on s’est efforcé d’ajouter à ce qu’ils en ont dit. J’ai cherché du nouveau, voilà six ou sept ans, dans la dernière édition que l’on nous ait donnée des Pensées ; j’en cherchais encore, il y a six mois à peine, dans les leçons d’un professeur du Collège de France[1] ; et, si j’en ai trouvé, je n’en ai guère trouvé dans les livres récens de MM. Ricard, Gory, Nourrisson et Derome.

M. Gory, dans son livre, ou plutôt sa brochure sur les Pensées de Pascal considérées comme apologie du christianisme, s’est proposé d’établir que Pascal, « par son genre, par sa méthode et ses argumens, » était encore de nos jours « le plus moderne des apologistes. » M. Gory n’a fait en cela que redire ce qu’avaient dit avant lui M. Frantin, dans des temps très anciens ; M. Prosper Faugère, en 1844 ; et, depuis, dans leurs éditions des Pensées, MM. Astié et Victor Rocher. Je crains d’ailleurs qu’il n’ait rien établi de plus qu’eux, n’ayant pas mieux qu’eux posé la question comme elle devrait être aujourd’hui posée. Car, premièrement, il n’est pas prouvé que le christianisme contemporain, — celui de la Rome catholique ou celui de la Rome protestante, — soit identiquement le même que celui de Pascal ; et, d’autre part, le christianisme n’est plus pour nous la seule religion qui rende raison, en les conciliant dans une synthèse supérieure, des contrariétés de la nature humaine. Je ne saurais vouloir incidemment prouver cette seconde assertion, et il y faudrait un trop long discours ; mais pour la première : que le

  1. Voyez dans la Revue du 1er août 1879 : le Problème des Pensées de Pascal ; et dans la Revue du 1er avril 1885 : l’Enseignement de la littérature française au Collège de France.