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d’automne, toute nouvelle et vivifiante, arrive avec le soir, et le crépuscule est d’une pure couleur d’or.

Tandis que nous rentrons tranquillement à la voile, apparaît là-bas, au fond de l’horizon, le bienheureux paquebot de France, qui s’arrête en passant pour remettre nos lettres à la Circé. — Cela va nous compléter une bonne journée, une fois par hasard, et nous serions très gais sans le souvenir tout frais de nos camarades partis avant-hier pour l’inconnu...

Hélas! pourquoi ne nous fait-on pas marcher avec eux?

En y songeant, on a honte presque de cette sécurité de Tourane ; et puis, vraiment, ce rôle de gardien de blocus, si utile qu’il soit, finit par devenir mortel...


V.

Sylvestre Moan, mon matelot, est du pays de Goëlo, comme M. Renan et mon frère Yves, — d’un hameau près de Plouherzel. Je l’avais connu jadis, par mon ami Iann le géant, alors qu’il était petit mousse et pêcheur d’Islande.

Un peu trop encombrant, c’est tout ce que je lui reproche, et encore ce n’est pas sa faute : plus haut et plus large d’épaules que ma porte n’est grande; des bras effrayans, une barbe très noire. De loin, un air terrible; de près, une jolie figure douce, douce et naïve; vingt et un ans, des yeux bleus tout jeunes; les manières, les inflexions de voix, la candeur d’un petit enfant. Lui et Tu-Duc — (le jeune chat de l’équipage, volé à Alger : une robe grise mouchetée, un air très fin, le bout de la queue et le dessous du cou blancs), — lui et Tu-Duc sont peut-être les deux du bord qui m’aiment le plus. Ils se ressemblent d’ailleurs, malgré la différence de leurs dimensions : même démarche et même dandinement câlin, l’esprit aussi peu cultivé l’un que l’autre, tous deux absolument primesautiers. De mon hamac d’aloës je les vois, Tu-Duc et Sylvestre, entrer ou sortir, l’un portant l’autre, puis vaquer à leurs petites occupations dans ma chambre, parmi les bouddhas et les fleurs, avec la même souplesse silencieuse. Tu-Duc sait sauter quand on lui présente les mains en rond. Sylvestre, lui, ne sait pas ; mais il écrit à sa grand’maman, en Goëlo, ce qui doit être bien plus difficile.


Nous n’avons plus très chaud, maintenant, dans notre Tourane ; en plein jour seulement, mais le soir on sent très bien l’approche de l’hiver. L’îlot vert a perdu beaucoup de ses feuilles, et l’eau est devenue froide alentour. Des pluies, des journées sombres et courtes,