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cette fuite de 80 milles, des capitaines ont jeté leurs vaisseaux à terre par crainte d’autres galères subitement aperçues, galères qui étaient des nôtres. D’autres ont canonné des écueils, les prenant dans l’obscurité pour des bâtimens turcs. » Ainsi les Perses fuyant, après la bataille de Salamine, le mouillage de Phalère, croyaient reconnaître dans les falaises du cap Sunium des voiles athéniennes. L’émotion a les mêmes effets en tout temps et en tout pays.

Les naves et les galions privés de leurs généraux, ne sachant, au milieu d’une obscurité complète, de quel côté tourner leurs proues pour retrouver un guide, finirent par prendre, à l’exemple des galères, le parti d’aller où le vent les portait, c’est-à-dire du côté de Corfou. Jamais affaire ne fut plus ignominieuse ; la prétendue fuite de Cléopâtre et d’Antoine, en admettant même à la charge de ces deux grands accusés les versions les plus défavorables, serait de l’héroïsme auprès de ce lâche abandon d’un champ de bataille où les chances les plus inespérées promettaient une victoire certaine. On a prétendu, pour excuser Doria, qu’il avait des ordres secrets, que Charles-Quint, après avoir compromis Venise dans une guerre contre le grand-seigneur, ne songeait qu’à tirer sa flotte du jeu, qu’il avait même engagé à ce sujet des négociations personnelles avec Barberousse.

Dans le champ des suppositions, toutes les hypothèses sont possibles. N’a-t-on pas dit aussi que Louis XIV, en l’année 1673, recommanda au maréchal d’Estrées, quand il l’envoya rejoindre le prince Rupert, de laisser les flottes anglaise et hollandaise se détruire mutuellement, pendant qu’il maintiendrait par de fausses manœuvres l’escadre du roi en dehors de l’action ? Toutes ces noirceurs ne supportent pas l’examen : on veut protéger la réputation de Doria, et on livre, à la légère, je crois, la renommée de Charles-Quint, un des plus grands rois qui aient honoré le trône. Il est inutile d’attribuer des motifs cachés à une conduite dont les annales militaires n’offrent que trop d’exemples. Doria, troublé par la fière ordonnance de la flotte ottomane, en proie aux inquiétudes que lui inspiraient la saison avancée et ce littoral fécond en naufrages, a tout simplement été inférieur à lui-même. Il s’est perdu dans des manœuvres qu’il croyait savantes et qui n’étaient que le symptôme trop évident de sa défaillance. Plus d’un amiral, dans nos guerres modernes, a commis, pour le malheur de sa gloire, la même faute. « Trois fois, dit un écrivain musulman, Khaïr-ed-din essaya de séparer les galères infidèles des gros vaisseaux à l’abri desquels elles s’étaient retirées ; trois fois les galères lui échappèrent comme des renards qui fuient à l’aspect du lion. » Si Doria n’eût pas été couvert par la reconnaissance de Gênes et par le besoin que