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On comprend alors l’art de certains peintres chinois, leurs paysages, qui arrivent à des perspectives profondes avec des couleurs autres que celles de la nature, et dont le fantastique est triste à faire peur.


10 octobre 1883.

J’ai eu ce matin la douleur de perdre un de mes trois crapauds. Mon matelot Sylvestre a prononcé, avec son accent breton, ce court éloge funèbre : « Ça, c’est tous des sales bêtes, cap’taine, » — et puis il l’a emporté à sa dernière demeure avec des pincettes.


Une mauvaise période de lassitude que nous traversons tous. Nous avons bien toujours le même intérêt à lire les lettres qui viennent de France, seulement nous n’y sommes plus pour répondre. Je connais cela, et l’ai déjà éprouvé ailleurs ; c’est le voile qui se tisse lentement sur les choses trop éloignées, c’est l’anéantissement par le soleil, par la monotonie, par l’ennui...


III.


Mercredi, 17 octobre 1883.

La Saône arrivée précipitamment ce matin, avec ordre de nous prendre la moitié de notre équipage, la compagnie de débarquement et l’armement des canons de 0m,15, — les meilleurs, tout ce que nous pouvions donner; — avec recommandation de les embarquer la nuit, de cacher aux Annamites ce départ, ce grand vide à bord.

Et ils sont partis ce soir après le branle-bas. Mauvais temps, — nuit noire. Destination inconnue. Cela impressionnait très péniblement de les voir tous s’armer à la hâte, ranger leurs sacs, leurs vivres, faire leurs adieux. Tous mes pauvres gabiers, — ceux qui m’apportaient de si belles fleurs les jours d’aiguade, — s’en sont allés. J’ai reçu mille petites recommandations pour des mères, des fiancées, des jeunes femmes ; les uns m’ont confié leur argent, d’autres leur montre, leurs petites choses précieuses, ne sachant pas ce qu’ils vont devenir.

Un seul officier est parti avec eux; nous nous connaissions depuis quinze ans, lui et moi, depuis l’école ; nous avions vécu en bons camarades, nous accordant une estime réciproque, — et, mon Dieu ! il semblait que ce fût à peu près tout. — En recevant ses recommandations, à lui aussi, son baiser d’adieu, j’ai compris que