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nous aurions, dans un délai plus ou moins prolongé, la flotte ottomane à notre merci ! — L’avis est fort bon en apparence, répliquait Doria : au fond, il serait fort dangereux à suivre. Barberousse doit avoir mis à terre une partie de ses troupes, et la cavalerie qui a contraint Grimani à se rembarquer ne manquerait pas d’accourir de nouveau de l’intérieur du pays. En privant nos vaisseaux de leurs soldats, nous nous exposerions à combattre sur mer dans des conditions déplorables. Comment, d’ailleurs, songer à s’engager dans une opération qui demanderait du temps pour être menée à bonne fin ? La saison avancée peut, d’un instant à l’autre, obliger la flotte à fuir devant la tempête. » — Le raisonnement de Doria était sans réplique : il eût mieux valu le faire avant d’être venu montrer aux Turcs, par des hésitations et une impuissance trop visibles, la force de leur situation. Nul, assurément, ne songeait à proposer de braver à la fois l’artillerie du château de Prévésa, le feu des galères ennemies embossées, les hauts-fonds et l’étranglement de la passe ! Octave occupait la plage que Fernand de Gonzague voulait conquérir, et cependant Octave prit le parti d’attendre Antoine au large. Doria, en écartant toute idée d’une entrée de vive force dans le golfe, ne fit donc qu’imiter la prudence du jeune triumvir. Nous ne saurions, en bonne justice, l’en blâmer ; car nous n’avons pas été plus hardis qu’Octave et Doria devant Sébastopol.

Toutes les décisions de cette mémorable et instructive campagne portent, de part et d’autre, l’empreinte de la circonspection : plus d’une fois, en écoutant Doria, il nous a semblé entendre Barberousse. Le chef chrétien et le chef musulman ont, dans les conseils du 26 et du 27 septembre, tenu un langage tout à fait identique. Pouvait-on donc se promettre, de chefs vieillis dans le commandement, une conduite plus aventureuse ? L’audace survit rarement à cette succession de hasards où s’est heurtée une trop longue carrière. Doria touchait à sa soixante-douzième année, étant né à Oneille le 30 novembre 1466 ; Barberousse, mort à Constantinople, le 4 juillet 1546, depuis longtemps déjà octogénaire, devait avoir en 1538, à bien peu de chose près, l’âge de Doria ; Cappello n’était guère plus jeune : il venait d’accomplir sa soixante-huitième année. L’épitaphe inscrite sur son tombeau, à Venise, dans l’église de Santa-Maria-Formosa, lui donne en 1542 soixante-douze ans. Tous ces Nestors ne sont pas naturellement des têtes folles ; Vincenzo Cappello cependant serait plus volontiers porté aux résolutions énergiques. Si l’on n’écoutait que les avis du général vénitien, l’attitude de la flotte chrétienne trahirait moins d’appréhensions et d’incertitudes, mais Cappello est, ainsi que Grimani et Fernand de Gonzague, sous les