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doit se résoudre à faire des approches régulières. Ce mode d’attaque n’entrait pas dans ses prévisions : les milices de l’Epire auront le temps d’accourir : les assiégeans vont devenir des assiégés. Un premier assaut est repoussé, un second n’a pas un meilleur succès ; au troisième, les soldats de Grimani, — 400 hommes au plus, — réussissent à planter leurs bannières sur le mur : ils ne peuvent les y maintenir. Le coup est manqué. Grimani a la sagesse de le reconnaître : il se hâte de rembarquer ses troupes, ses canons, et revient à Corfou pour y réparer ses galères, pour y faire aussi soigner ses blessés. L’impression de cette tentative avortée fut mauvaise ; elle ne pouvait qu’ajouter au prestige beaucoup trop grand déjà des armes musulmanes.

Enfin, le 5 septembre, l’escadre de Doria est signalée par les vigies de l’Ile. Cette escadre ne se composait encore que de 49 galères. Arrêtées par le calme et par des brises incertaines, les naves n’arrivèrent devant Corfou que le 22 septembre. La marine à voiles avait fait de notables progrès en Espagne depuis la découverte du Nouveau-Monde : Doria faisait grand état de ces lourdes coques, convaincu que leur artillerie allait, en quelques volées, balayer le champ de bataille. La flotte vénitienne comptait dans ses rangs 14 naves : Doria offrit généreusement de lui adjoindre 14 des siennes. Il en resterait encore 36 aux Espagnols. Ces 36 naves seraient commandées par Franco Doria, neveu et lieutenant du généralissime ; les naves vénitiennes se rangeraient sous les ordres d’un vaillant gentilhomme, Alexandre Conclulmiero, capitaine du galion de Venise. Ce galion, par sa masse imposante hérissée de la poupe à la proue de bouches à feu, semblait une citadelle mouvante, une sorte d’hélépole, derrière laquelle pourrait se développer en toute sécurité la flottille des galères. Qu’on se figure le Duilio ou la Dévastation conduisant à l’ennemi une nuée de canonnières et de torpilleurs ! Le galion de Condulmiero avait reçu, l’année précédente, un bon corroi ; l’armée comptait sur sa marche tout autant que sur ses canons ; on le savait excellent voilier.

La flotte chrétienne, une fois la double jonction de Grimani et de Doria opérée, comprenait, — nous l’avons dit plus haut, — deux cents voiles environ, portant, avec les troupes passagères, près de 60,000 hommes. Semblable force a été, de tout temps, considérée comme un gros armement : Guillaume le Conquérant et saint Louis ont traversé la mer avec moins de soldats. Quant à Barberousse, il n’a pu réunir que 122 navires : en revanche, il marche à l’ennemi, accompagné des plus fameux corsaires de l’époque : Torghoud, que les chrétiens connaissent sous le nom de Dragut, Tabach, Mourad, Guzeldjé, Sinon, Salih-Reïs. Pendant qu’il complète ses vivres à