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des marins anglais, pour éloigner les rats qui font la guerre à mes gants et à mes bottines. (La nuit, Sylvestre place cette cage à ma porte, et les rats, paraît-il, s’intimident, n’entrent plus.)

Surtout il y a des fleurs, en bouquets, en gerbes. Fleurs que beaucoup de belles, à Paris, n’ont jamais vues dans leurs serres, jamais senties, jamais soupçonnées, et qui leur porteraient une intime impression d’inconnu. Beaucoup d’orchidées ayant des formes d’insecte, avec des couleurs fausses et sans nom : des blancs-crème teintés de vert, des nuances aurore-pâle tournant au bleu, comme certains crépons de la Chine. Et des feuillages, et des senteurs rares ! — Avec tous ces parfums, Sylvestre, un de ces matins, en venant me réveiller, me trouvera raide mort, — et cette fin-là sera bien poétique pour un pauvre rouleur de mer.

Ce sont mes gabiers qui me cueillent chaque jour ces bouquets, en allant à l’aiguade, — dans ces brousses de montagne où M. Hoé, notre interprète, dit qu’il y a un peu monsieur tigre, et beaucoup monsieur macaque.


20 septembre 1883.

Un grand typhon a passé hier sur Tourane, chavirant tout, jetant les toitures à bas avec les arbres, tuant du monde ; — une vraie désolation.

La moitié au moins des maisons sont par terre, les gens campent sur l’herbe, ramassant les cassons de leurs bouddhas, de leurs magots.

La Circé a pu tenir en place, à l’abri d’une grosse montagne. Mais pendant quelques heures c’était très sinistre ; cela se passait en plein midi, et on ne voyait plus rien ; on entendait mugir une grande voix horrible, et la mer, émiettée, pulvérisée par le vent, fumait comme une eau bouillante.

Aujourd’hui le beau temps calme est revenu ; le courant de la rivière charrie tranquillement vers le large les bêtes noyées et des débris.


C’est le soir, quand la nuit tombe, qu’on se sent perdu ici, et comme exilé à jamais.

Que c’est loin, le reste du monde !

Toujours ces teintes des crépuscules sont étranges et glaciales, surprenantes en ce pays de chaleur. Sur des ciels jaunes, livides, les montagnes qui deviennent d’un gris de fer ou d’un noir d’encre, profilent très haut leurs dents pointues avec des duretés de découpure ; à ces heures-là, elles semblent gigantesques.