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son rôle, le souvenir de ses traditions, de ses malheurs et de ses intérêts permanens ; elle n’a pas à entrer dans des combinaisons où elle ne serait pas toujours avec dignité, elle ne peut pas se prêter à toutes les politiques, fût-ce pour quelques avantages momentanés. M. de Bismarck, dans un sentiment qui n’avait rien d’inavouable sans doute, qui était le sentiment d’un grand calculateur, a jugé habile de pratiquer à l’égard de notre pays la politique des diversions, en allant au-devant d’un rapprochement dont il espérait se servir ; il a cru gagner ou se rattacher jusqu’à un certain point la France en l’aidant de sa diplomatie, en se montrant favorable à ses entreprises du moment, en lui facilitant les occasions de déployer son activité et son drapeau à Tunis, au Tonkin, à Madagascar. Le chancelier, en homme à qui rien ne résiste, a pensé résoudre d’un seul coup le problème assez compliqué d’occuper la France, de la désintéresser en lui assurant des compensations lointaines et de lui faire peut-être oublier ses blessures. Tout était bénéfice pour lui. Il n’a pas pu malheureusement tarder à s’apercevoir que, pour un homme si positif, il se faisait illusion, que le concours qu’il pouvait se promettre de la France, quels que fussent les ministères, avait nécessairement des limites. Il l’a vu avec son dépit hautain, et il n’a pas pu se contenir ; il n’a pas su se défendre d’une de ces impatiences de domination qui, après tout, ne conduisent à rien, qui ne changent ni la nature des choses ni les vrais intérêts. Ce qu’il n’a pas voulu mettre dans sa diplomatie, il s’est donné le plaisir de le laisser passer dans des polémiques qu’on peut toujours désavouer : de là ce déchaînement des journaux dévoués à la politique du chancelier contre notre pays, à qui on reproche aujourd’hui de méconnaître les intentions bienveillantes de l’Allemagne, d’être insensible aux offres les plus généreuses et probablement les plus désintéressées de réconciliation, d’oublier l’appui qu’il a reçu dans les affaires d’Egypte, à Tunis ou au Tonkin. Peu s’en faut que nous ne soyons taxés d’ingratitude, et M. de Bismarck s’est senti d’autant plus disposé à laisser tout dire contre la France qu’il a vu l’occasion de quelque combinaison nouvelle dans l’avènement récent d’un ministère conservateur à Londres. C’est là, en définitive, une explication assez vraisemblable de tout ce bruit qui n’est destiné peut-être qu’à couvrir une évolution plus ou moins prochaine. Le fait est que M. de Bismarck a cru pouvoir un instant se servir de la France, qu’il croit pouvoir aujourd’hui se servir de l’Angleterre, et qu’il est parfaitement homme à passer de l’une à l’autre sans difficulté.

Ce qui tendrait à confirmer ce rapprochement entre l’Angleterre et l’Allemagne, c’est l’attitude de plus en plus marquée, de plus en plus significative, que prend le nouveau gouvernement de la reine Victoria dans la politique extérieure. Il n’est point douteux que le ministère